Après les fêtes du 23 Août à Aubusson

Vous aviez pu voir le programme des Fêtes organisées par les « Amis d’Aubusson » le 23 Août 1936 sur ce site, avec en particulier l’annonce d’un discours de Paul Louis GRENIER, écrivain et conservateur-adjoint à la bibliothéque Nationale. J’ai retrouvé ce discours dans un article du Mémorial de la Creuse. Il fait une description du château, de son accueil des troubadours, et de son impact au XIIe et XIIIe siècle.
Aubusson et les troubadours

Cyprien Pérathon, l’érudit historien d’Aubusson, l’homme qui connaissait le mieux son château si riche de souvenirs en parlait ainsi, il y u 50 ans, dans le précieux ouvrage consacré à sa ville natale : « La porte du donjon suivant la mode romane, devait être surélevée au-dessus du sol de 3 mètres et on y arrivait par l’extérieur au moyen d’échelles ou d’escaliers de bois faciles à enlever en temps de guerre.

« Au sommet de la tour existait la plate-forme où montaient les hommes d’armes en cas de siège et que couronnait la guérite de pierre ou de buis gardée par le guetteur. Ces ouvrages sont indiqués sur les anciennes vues du château. »

Notre guide nous décrit ensuite l’ensemble de la forteresse. Elle avait « la forme d’un ovale allongé, dont le grand axe était de cent dix mètres et le petit de 50 environ. Du côté du Midi, les murailles munies de contreforts et de tours se dressaient sur des rochers inacessibles, qui laissaient à mi-côté un étroit passage au sentier nommé La Vedrenne. Cette sorte de chemin de ronde, dont le tracé est horizontal jusqu’à l’extrémité ouest de l’église de Sainte-Croix, aboutissait par une pente rapide, à l’extrémité intérieure de la rue du Château. Une autre voie suivait la direction de la rue actuelle de Chateaufavier, et conduisait à la Tour de Milan, dont on voyait encore les ruines au siècle dernier. On croit qu’elle constituait la première enceinte du château qui renfermait le prieuré des moines de Chambon, l’église de Sainte-Croix, l’auditoire du juge châtelain et la prison.

» L’archiprêtré d’AubuSSOn et le bénéfice de l’église de 8ainte-Croix étaient subordonnés à la nomination du prevôt du monastère de Chambon-sainte-Valérie (Chambon sur Voueize) dont dépendait le prieuré situé dans la première enceinte du château. »

Cyprien Pérathon rappelle que le château était aussi protégé au nord par une double muraille et il mentionne les cinq tours rondes défendant la muraille inférieure. Cette muraille inférieure était reliée à une autre enceinte ; une tour carrée et deux tours rondes percées de meurtrières et crénelées l’accompagnaient. A l’ouest, un fossé et un pont-levis commandaient une première porte.

Il fallait ensuite s’engager dans un sentier rapide pour gagner la dernière enceinte où l’on se trouvait en face d’une autre porte que flanquaient deux tours et que couronnait un corps de garde.

Les plus récents, de ces édifices remontaient au moins au XIlIe siècle. Le corps de logis à trois tourelles situé au nord du donjon et représenté dans les anciens dessins, remontait au contraire à une époque moins reculée.

L’antique donjon restait l’âme vigilante et mystérieuse de ce château, qui fut, aux XIIe et XIIIe siècles, un château de poésie où les vicomtes réservaient aux troubadours un magnifique accueil.
Leur qualification de Trobadors (troubadours) correspond au mot « trouvères » en langue d’oil. Ils étaient, comme les trouvères, des trouveurs, des poètes experts en l’art de trouver (trobar) de nobles pensées et de belles rimes.
En ces temps lointains, la langue d’oc, préservée de la corruption par une orthographe traditionnelle, jouissait, tout au moins au point de vue littéraire, d’une grande unité. Elle n’était pas encore morcelée en une multitude de parlers. Ses principaux dialectes, le limousin, le provençal et le languedocien proprement dits, l’auvergnat, le dauphinois, le gascon, le béarnais et le catalan, différaient d’ailleurs beaucoup moins entre eux qu’aujourd’hui.

Le dialecte limousin s’imposa aux poètes du Midi, à des degrés divers, parce que la Marche limousine fut le berceau de la poésie lyrique méridionale et parce que parmi les plus anciens troubadours, les plus grands furent limousins ou écrivirent en limousin. Une trentaine de ces poètes sont originaires de notre région.
Avant d’être désignée sous le nom de langue provençale, dans le sens de langue de la « Province », c’est-à-dire du Sud de la France, la langue d’oc, devenue non seulement la langue littéraire des pays d’oc mais aussi d’une partie de l’Italie, porta d’abord le nom de langue limousine et c’est encore ainsi qu’en Catalogne et aux îles Baléares, on appelle parfois le catalan moderne.Ces vers célèbres du poète catalan Aribau, mort en 1862, en témoignent :

En Limousin, mon premier vagissement résonna,
Quand au sein maternel je buvais le doux lait,
En Limousin, chaque jour, je priais le Seigneur
Et de cantiques limousins, je rêvais chaque nuit.

Le dialecte limousin se subdivise actuellement en quatre sous-dialectes :
le bas-limousin, le haut-limousin, le marchois et le périgourdin. Les départements de la Corrèze, de la Creuse et de la Haute-Vienne, avec les arrondissements de Confolens (Charente) et de Nontron (Dordogne). correspondent d’ailleurs à l’ancien Limousin. Au cours du moyen âge, huit grands fiefs en furent formés : le vicomte de Limoges (ou Limousin proprement dit), le comté de la Marche, la seigneurie de Chambon ou baronnie de Combraille, les vicomtes de Turenne, de Comborn, de Rochechouart, de Bridiers et d’Aubusson.

Guy 1er Vicomte d’Aubusson, dont nous célébrons la mémoire, ainsi que celle de son fils Rainaud et de sept de nos troubadours, était par sa mère le petit-fils d’Elle II. seigneur de Ventadour. et d’Agnès de Montluçon. Eble II avait été surnommé « Le Chantador », le chanteur, à cause de son talent de poète. Ventadour qui dépend du département de la Corrèze doit sa véritable illustration à Bernard, dit de Ventadour. fils d’un des plus humbles serviteurs du château ; il célébra en des vers immortels la femme de son seigneur et fut congédié par son maître irrité de cet amour, en principe purement platonique, conformément à la mystique amoureuse des troubadours. Bernard se rendit près d’Eléonore, duchesse d’Aquitaine, qui devint reine d’Angleterre ; il trouva ensuite asile auprès du comte de Toulouse, Raimond V et mourut moine à Dalon, en Bas-Limousin, à la fin du XIIème Siècle. Son oeuvre est un splendide cantique d’amour.

Le poète dit à celle qu’il aime : « Quand la douce brise souffle du côté de votre pays, il me semble que je qens la brise du Paradis… Noble dame, je ne vous demande rien, sinon de m’accepter pour serviteur ; je vous servirai comme un bon seigneur, quoi Qu’il puisse advenir de la récompense.» Il s’écrie : « J’ai au coeur tant d’amour, de joie et de douceur que la gelée me semble fleur et la neige verdure. » Il souffre et il soupire : « J’ai une telle peine d’amour qu’à l’amoureux Tristan il n’advint tant de douleur pour Yseut la blonde… Dame, vers votre amour je joins les mains et j’adore. Beau corps aux fraîches couleurs, grand mal vous lire faites supporter, » Et il exprime ainsi ses regrets : « Quand je vois l’alouette mouvoir de joie ses ailes dans un rayon de soleil, s’oublier et, se laisser tomber à cause de la douceur qui lui va au cceur, quelle n’est pas mon envie devant une telle joie. Je suis étonné que mon coeur ne fonde point de désir.

Hélas ! Combien je croyais savoir d’amour et combien peu j’en-sais. Puis que je ne puis me tenir d’aimer celle dont jamais profit je n’aurai, elle m’a pris mon cœur, elle m’a pris mon moi-même et le monde entier et elle ne m’a laissé que mort désir. Je n’eus plus sur moi de pouvoir, je ne fus plus mien dès qu’elle m’eut laissé en ses yeux voir, dès qu’elle m’eut laissé me mirer au miroir de ses yeux qui tant me plut. Miroir, depuis que je me suis miré en toi. mes profonds soupirs m’Ont tué, je me suis perdu Comme se perdit le beau Narcisse en la fontaine. »

Bernard de Ventadour, pour dérouter la malveillance de ses contemporains, emploie, conformément à l’usage du temps, un pseudonyme pour désigner la dame de ses pensées. Cet usage a souvent mis à l’épreuve la sagacité des commentateurs modernes. Dans la chanson suivante, composée en l’honneur d’Eléonore d’Aquitaine, mariée avec Henri Plantagenet, duc de Normandie et roi d’Angleterre, il est cependant fait clairement allusion à ce souverain et à Eléonore, duchesse et reine, petite-fille du troubadour Guillaume IX, duc d’Aquitaine, le plus ancien poète lyrique du Moyen-Age :

« Lorsque le vois parmi la lande tomber la feuille des arbres avant que la froidure se répande et que le beau temps se cache, il me plait qu’on entende mon chant… Il m’est dur d’adorer celle qui me témoigne tant d’orgueil ; car si le lui demande une faveur, elle ne daigne pas me répondre un mot… Elle est douée de tant de ruse et d’adresse que je pense bien qu’elle voudra m’aimer bientôt tout doucement et me confondre avec son doux regard…

Elle agira, bien mal, si elle ne me mande pas de venir près d’elle pour que je lui enlève ses souliers, à genoux et humblement, s’il lui plait de me tendre son pied. Le « vers » est terminé et il n’y manque aucun mot; il a été écrit au delà de la terre normande et de la mer profonde et sauvage, et quoique je sois éloigné de ma dame, elle m’attire vers elle comme un aimant. Que Dieu la protège. Si le roi anglais et duc normand le permet, je la verrai avant que l’hiver nous surprenne »

Dans ses poèmes, Guy d’Ussel fait de même clairement allusion à la vicomtesse Marguerite, femme de Rainaud VI, vicomte d’Aubusson. il était le mieux doué des quatre descendants de l’Antique maison d’Ussel qui illustrèrent la poésie occitane au Moyen-Age : Guy, Eble et Pierre, les trois frères et leur cousin Elias.Guy avait une âme idyllique. Il chevauchait à travers la campagne et s’arrêtait pour deviser avec les pâtres et les bergers. Ses pastourelles sont pleines de grâce, d’esprit et de naturel. Ce sont de petits tableaux d’un goût rare, de courts dialogues où, parfois l’amour s’exprime avec une spirituelle mélancolie. Comme les autres troubadours de sa fanrille. il séjourna souvent à Aubusson. Il s’adresse ainsi à la vicomtesse Marguerite, dans une de ses chansons :

« Je ferais bien des chansons plus souvent : mais il m’ennuie de dire chaque jour qu’amour me fait gémir et soupirer, car tous savent en dire autant ; c’est pourquoi je voudrais des paroles nouvelles sur une agréable mélodie, mais je ne trouve rien que l’on n’ait déjà dit. Comment vous adresserai-je donc mes prières, amie ? Je dirai même chose d’une manière différente, et je pourrai ainsi donner à ma chanson apparence de nouveauté. Je vous ai longuement aimée et même encore je n’ai pas le cœur d’y renoncer… Je ne vois quand j’y pense aucune raison de me fâcher si vous me faites quelque peine , vous me la faites avec tant de douceur, sans éveiller de ressentiment ; avec une mine gracieuse et des manières accueillantes que mon cœur insensé ne cesse de me rappeler, plus ma raison, m’en blâme et m’en gourmande… Avec un baiser seulement, tous mes vœux et mes désirs seraient exaucés ; promettez-le moi donc, .. et que cela ne vous déplaise point, ne serait-ce que pour contrarier les fâcheux qui éprouveraient du dépit à me voir joyeux et pour contenter les gens aimables à qui cela plairait…Vers Aubusson. mets-toi vite en route pour rejoindre la meilleure dame qui soit au monde, à l’exception d’une seule ; car en elle on peut apprendre comment s’allient joie et réconfort avec corps aimable et parfait»
La dame à laquelle Guy d’Ussel fait allusion, celle a laquelle il donne la première place, c’est Gidas de Mondas cousine de Pierre II, comte de Barcelone et roi d’Aragon. Lorsqu’elle épousa un seigneur catalan, le poète lui envoya des vers pleins d’amertume, ou il s’écrie : « Si vous m’éloignez de vous, Méchante dame. ce n’est pas une raison pour que je renonce au chant et a la gaieté, car j’aurais l’air d’être triste de ce dont j’ai pleuré. » Et songeant à l’autre amour vivant toujours en son âme, il s’adresse en ces termes à la vicomtesse d’Aubusson : « Dame Marguerite. vous avez beauté et jeunesse et mérite, et courtoisie et intelligence ; et si j’ai trop parlé de l’autre, comme une homme irrité, de vous j’ai dit beaucoup moins que la vérité. »

La poétesse Marie de Ventadour, qui eut pour chevalier Hugues IX de Lusignan, comte de la Marche et troubadour. fut l’une des nobles inspiratrices de Guy d’Ussel. ainsi que Marguerite d’Aubusson, dont le mari a composé, en collaboration avec Guy, un spirituel dialogué en vers sur un point de casuitique amoureuse. La charmante vicomtesse Marguerite inspira de jolis vers à Gaucelin Faidit, fils d’un bourgeois d’Uzerche et hôte assidu des châtelains d »Aubusson. jaubert de Puycibot, dont le père était un pauvre chevalier, a aussi levé les yeux vers son beau visage ; il dit dans Une de ses chansons, a peu près comme Guy d’Ussel : « Vers .Aubusson va ton chemin vers celle Qui est toujours supérieure aux meilleures en bonté. Elle sait tant et a tant de mérite que je ne saurais ledire dans mes louanges ; seulement, je proclame toujours sa renommée de loin et de près ».

Dans une autre pièce, commençant par ces vers : « Un grand amour sincère m’assujettit et me possède», Jaubert de Puycibot lui dit encore : « Bonne et charmante vicomtesse d’Aubusson. le mérite vous embellit tant qu’il convient de vous donner des remerciements et des louanges au-dessus de toutes les autres dames, parce que valeur a sa demeure en vous sans aucun défaut ».
Puycibot fut un des admirateurs de Frédéric II, roi le Sicile et de Jérusalem, empereur d’Allemagne et grand protecteur de certains troubadours. Parmi ces derniers, l’on compte ce mystérieux Jean d’Aubusson, qui célébra dans ses vers l’empereur Frédéric. dont la Sicile, à la fois latine, arabe et grecque, nuança la merveilleuse intelligence. L’empereur Frédéric mourut en 12-50. Dix ans ans tard, le vicomte d’Aubusson était vendu par un des descendants de Rainaud VI et de la vicomtesse Marguerite, à Hugues XII de Lusignan, comte de la Marche. C’est seulement à partir de cette époque qu’Aubusson fit partie du comté de la Marche.Après la vente de la vicomte, l’heure allait prochainement sonner où la poésie d’Oc, comme une belle au bois dormant, s’endormirait pour de longs siècles.
Démantelé par Richelieu, transformé en chapitre collégial, le château d’Aubusson devint ensuite le grand corps sans âme la ruine la triste vision d’automne qu’a décrite ainsi Alfred Rousseau, enfant d’Aubusson et poète romantique dont nous avons commémoré ce matin le souvenir :

Là, sur son piédestal, le Chapitre en masure.
Offre aux yeux attristés ses arbres sans verdure,
Cierges debout encore, au-devant d’un cercueil
Sur les murs suspendus ‘et dont la chute effraie,
Comme une ombre plaintive, on voit passer l’orfraie
Gardienne des tombeaux, qui se plaît dans le deuil.

Cette ruine fut un des sanctuaires de l’amour tel que les troubadours le concevaient.
Cet amour de cour, cet amour « courtois », selon l’expression du temps, cet amour platonique, qui ne devait, en principe, s’adresser qu’à une femme mariée, à une châtelaine, était,selon les cas, une source d’élévation morale ou de dévergondage passionné.
C’était une sorte de flirt mystique, secret et poétique. Qui excusait parfois,aux yeux de la femme aimée, tous les errements du cœur.
Dans la poésie des troubadours, l’amour est cependant un culte, une religion. L’aimée est unie suzeraine et le service d’amour de celui qui l’aime est un service de chevalerie. Pour devenir le vassal de sa dame, le troubadour devait s’élever graduellement du rang de soupirant à celui de suppliant puis du rang d’amoureux à celui d’amant. Ce dernier terme indiquait seulement l’acceptation par la dame aimée des hommages poétiques de celui qu’elle inspirait. « La dame comme on l’a dit fort justement, recevait de lui un serment de fidélité que scellait ordinairement un baiser, et, le plus souvent, celui-ci était le premier et le dernier. »

La poésie des troubadours est d’une originalité profonde ; elle est sans modèle dans le monde gréco-latin. Née dans notre région limousine, elle est la fleur d’une société raffinée, où l’art égalait, les poètes d’humble ou modeste origine aux plus grands seigneurs et aux rois.

Nos troubadours ont eu pour disciple Dante. Dante ce disciple géant qui songea d’abord à composer en langue d’oc sa « Divine Comédie » et y fait s’exprimer dans leur propre, langue les troubadours qui sont ses interlocuteurs prodigieux. Disciple de Bernard de Ventadonr, Dante a d’un coup d’aile porté jusqu’au Paradis sa poésie d’amour et l’idéale figure de Béatrice en est la rosé immaculée. La gloire éternelle de nos troubadours, c’est d’avoir été les précurseurs de Dante, qui épura et transfigura leur conception mystique de 1’amour. Et cette gloire, c’est aussi une des gloires d’Aubusson dont le château fut un des sanctuaires de l’amour tel que les troubadours le concevaient. »

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