L’indépendance de l’Inde vue par Assollant

Vous devez le savoir, on parle aujourd’hui des 60 ans de l’indépendance de l’Inde.
Pourtant, si l’on avait laissé faire l’Aubussonnnais Alfred Assollant, par l’intermédiaire de son héros Corcoran, nous fêterions les 140 ans de cette indépendance… Les extraits des « aventures du Capitaine Corcoran » qui suivent racontent les négociations entre Corcoran et les anglais au sujet de l’indépendance. Pour rappel, le livre est de 1867.

La Négociation avec les anglais

–Bah! bah! Louison se soucie de Palmerston comme d’une noix vide. Mais pour revenir à votre affaire, retournez vers le colonel Barclay, dites-lui que je connais sa situation, que toute bravade est inutile, qu’il n’a de vivres que pour huit jours, que ses trois régiments européens sont réduits, je le sais, à dix-sept cents hommes, que mon brick _le Fils de la tempête_, armé de vingt-six gros canons lui ferme la Nerbuddah, que vous êtes hors d’état de vous faire jour dans nos rangs, que s’il tarde, il sera forcé de se rendre à discrétion et qu’alors je ne réponds de la vie d’aucun de mes prisonniers…

–Monsieur, dit Bangor d’un air confidentiel, je suis autorisé à vous offrir jusqu’à un million de roupies si vous voulez partir avec la fille d’Holkar et abandonner les Mahrattes à leur sort.

–Et vous, dit Corcoran, si vous persistez une minute de plus à me proposer une trahison, je vous fais empaler net. Portez mes compliments au colonel Barclay, et dites lui que je l’attends dans une heure au bord de la rivière pour traiter avec lui. Passé ce temps, je ne le recevrai plus qu’à discrétion.»Il fallut se contenter de cette offre et partir.

Barclay, qui n’avait fait des propositions si insolentes que pour cacher sa détresse, s’adoucit lorsqu’il vit que Corcoran était instruit de tout. Il accepta l’entrevue demandée et marcha au-devant du vainqueur, à cent pas de la forteresse.

«Colonel, lui dit le Breton en lui tendant la main, vous avez eu tort de vous brouiller avec moi, vous le voyez; mais il n’est jamais trop tard pour réparer sa faute.

–Ah! vous acceptez mes conditions! répliqua joyeusement Barclay. J’en étais sûr. Au fond, que pouvez-vous espérer de cette canaille qui vous plantera là au premier échec? Un million de roupies, d’ailleurs, c’est une forte somme et qu’on ne trouve pas sous tous les pavés. Voilà votre fortune faite, et même, si vous voulez, je pourrai vous indiquer un bon placement chez White, Brown and Co, à Calcutta. C’est une maison sûre qui a gagné vingt millions dans les cotons et qui vous donnera quinze pour cent de votre argent. C’est là que je compte mettre ma part de butin après la prise de Bhagavapour.

–Ah! c’est là, dit Corcoran en riant, que vous comptez…? Eh bien, mon cher colonel, il faudra compter deux fois. En deux mots, je vous offre tout juste ce que vous m’avez offert, c’est-à-dire la permission de vous retirer avec armes et bagages. De plus, vous reconnaîtrez l’indépendance du royaume d’Holkar et vous vivrez en paix avec le nouveau roi son successeur.

–Holkar est mort! s’écria Barclay étonné.

–Sans doute. Ne le saviez-vous pas?

–Et quel est son successeur?

–Moi-même, colonel. C’est moi qu’on appelle depuis hier Corcoran-Sahib, ou, si vous aimez mieux, le seigneur Corcoran. Mon avancement est rapide, n’est-ce pas? Et quand j’ai quitté Marseille avec Louison, il y a cinq mois, je ne me doutais guère que j’allais devenir roi des Mahrattes; mais enfin c’est la volonté divine que je fasse le bonheur de mes semblables et que je porte la couronne, et je vais tout comme un autre prendre la célèbre devise: «Dieu et mon droit.»

–Parlons à cœur ouvert, dit Barclay. Vous êtes Français; vous devez connaître l’Angleterre et sa puissance. Vous ne pensez pas sans doute, comme la plupart de ces moricauds, que Brahma et Vishnou vont descendre de l’Empyrée pour jeter les Anglais à la mer. Vous savez parfaitement que derrière les dix-sept cents soldats européens qui me restent se trouve la toute-puissante Compagnie des Indes, dont le siége est à Londres, et qui peut envoyer à Calcutta, cent, deux cent, trois cent, six cent mille hommes, si cela devient nécessaire. Quel que soit votre courage (et je reconnais que nous ne pourrions jamais rencontrer un plus intrépide adversaire), vous êtes donc sûr de périr. Eh bien, ne périssez pas. Soyez roi, si c’est votre envie. Régnez, gouvernez, administrez, légiférez; nous ne vous ferons aucun mal. Bien plus, nous vous aiderons; j’en prends l’engagement au nom de la Compagnie. Vos ennemis seront les nôtres, et nos soldats seront à votre service.

–Grand merci, répondit Corcoran. Je ne crains personne, et vos soldats ne me serviraient à rien.

–Réfléchissez!… On a toujours besoin de quelqu’un, et surtout de la Compagnie des Indes.»

Corcoran garda le silence pendant quelques instants.

«Et à quel prix, dit-il enfin, m’offrez-vous votre alliance? Car, vous ne faites rien pour rien.

–Je n’y mets que deux conditions, dit l’Anglais. L’une est que vous payerez vingt millions de roupies par an à….

–Mon ami, interrompit Corcoran, vous avez un grand défaut. Vous ne parlez jamais que d’argent. J’ai connu à Saint-Malo un huissier qui vous ressemblait comme une goutte d’eau à une autre. Il était long, maigre, sec, triste, dur, et il ne parlait aux gens que pour vider leur porte-monnaie.

–Monsieur, répliqua Barclay d’un air digne et offensé, l’huissier dont vous parlez n’avait pas derrière lui toute l’Angleterre.

–Parbleu! si toute l’Angleterre se tient derrière vous, toute la France se tenait derrière lui, et surtout la gendarmerie qui était comme son auréole. Je l’ai entendu quelquefois au tribunal crier: «Silence!» d’une voix si forte et si imposante, que vous l’auriez pris au premier coup d’œil pour l’empereur Charlemagne….

–Monsieur, dit Barclay impatienté, laissons là s’il vous plaît vos histoires de Saint-Malo, l’empereur Charlemagne et les huissiers. Voulez-vous, oui ou non, payer à la Compagnie un tribut annuel de vingt millions de roupies?

–Si je les paye, répliqua Corcoran, qui me les remboursera? Mes économies (non compris mon brick) tiendraient dans le creux de ma main.

–Qui vous parle de vos économies présentes? Doublez, triplez l’impôt, c’est votre peuple qui payera.

–Et s’il se révolte? S’il refuse de payer?

–Eh bien! nous viendrons à votre secours.

–Cela mérite réflexion,» dit Corcoran.

Au fond, ses réflexions étaient déjà faites, ou plutôt il n’avait pas eu besoin d’en faire, mais il voulait voir le fond du sac de l’Anglais.

«Quelle est la seconde condition?» continua-t-il.

Le colonel parut d’abord hésiter un peu; puis d’un air dégagé:

«Écoutez, cher monsieur. J’ai confiance en vous, oui, pleine confiance, je vous jure, et s’il ne tenait qu’à moi…… Mais enfin, la Compagnie voudra qu’on lui donne des garanties. Par exemple, un officier anglais qui résiderait près de vous, qui serait votre ami, qui….

–Qui surveillerait toutes mes actions, et qui en rendrait compte au gouverneur général, n’est-ce pas? dit Corcoran avec un sourire. Cet ami guetterait le moment de me tordre le cou; comme vous l’avez fait pour Holkar. Vous appelez cela un ami; moi je l’appelle un espion….

–Monsieur! s’écria Barclay.

–Ne vous fâchez pas. Je suis un vrai marin, moi, et un homme mal élevé: j’appelle les choses par leur nom…. En deux mots comme en cent, je ne veux rien de vous. Je garde mes roupies gardez votre espion…. je veux dire votre ami.

–Monsieur, dit Barclay, il est encore temps de traiter. Un premier succès vous éblouit; mais vous n’espérez pas sans doute résister seul à toute l’Angleterre. Faites votre paix, croyez-moi.»

Il parlait encore lorsque les cavaliers d’Holkar amenèrent un courrier intercepté qui portait une dépêche au camp anglais. Corcoran rompit le cachet et lut tout haut ce qui suit:

_«Lord Henry Braddock, gouverneur général de l’Hindoustan, au colonel Barclay.

«Le colonel Barclay est averti que la révolte des cipayes vient de gagner le royaume d’Oude. Lucknow a proclamé le fils du dernier roi, un enfant de dix ans. Sa mère est régente. Sir Henry Lawrence est assiégé dans la forteresse. Presque toute la vallée du Gange est en feu. Il faut faire la paix avec Holkar, n’importe à quel prix, et rejoindre sir Henry Lawrence. Plus tard, on règlera les vieux comptes.

«Signé: Lord HENRY BRADDOCK.»

Barclay était consterné. Il tendit la main pour prendre la dépêche.

«Prenez, dit Corcoran. Vous connaissez, sans doute mieux que moi la signature de lord Henry Braddock.»

Le colonel regarda longtemps le papier. Il était moins touché de son propre danger que de celui de ses compatriotes. Il voyait l’empire anglais dans l’Inde s’écrouler en quelques jours sous les efforts des cipayes, et il était désespéré de n’y pouvoir pas porter remède. Enfin, après un long silence, il se tourna vers Corcoran et lui dit:

«Je n’ai plus rien à cacher. La paix est faite si vous le voulez. Je ne vous demande que de ne pas troubler notre retraite.

–Accordé.

–Quant aux frais de la guerre….

–Vous les payerez, interrompit brusquement Corcoran. Je sais bien qu’il est dur de dépenser son argent quand on a cru prendre celui du prochain; mais vous en serez quittes pour réduire le dividende des actionnaires de la très-haute, très-puissante et très-glorieuse Compagnie des Indes; ou, s’il vous est trop pénible de diminuer le dividende, vous distribuerez une portion du capital. C’est un usage très-connu de plusieurs des plus illustres Compagnies de France et d’Angleterre.

–Vous êtes le plus fort, dit Barclay. Que votre volonté se fasse et non la mienne. Faut-il ajouter au traité que la Compagnie des Indes reconnaît le successeur d’Holkar?

–Comme il vous plaira; mais je ne m’en soucie guère. Si je suis le plus fort, je sais bien que les Anglais seront mes amis jusqu’à la mort; et si la fortune change, ils essayeront de me pendre pour se venger de la frayeur que je leur cause. Laissons donc de côté les mensonges diplomatiques et vivons en bons voisins si nous pouvons.

–Par le ciel! s’écria l’Anglais, vous avez raison; vous êtes le plus loyal et le plus sensé gentleman que j’aie jamais connu; et je suis fier, oui, en vérité, je suis fier et heureux de vous serrer la main. Adieu donc, seigneur Corcoran, puisqu’à présent vous êtes roi légitime, et au revoir.

–Que Dieu vous conduise, colonel, dit le Malouin, et ne revenez jamais, si ce n’est en ami. Louison, ma chérie, donne la patte au colonel.»

Dès le soir même, le traité fut rédigé et signé. Le lendemain, les Anglais se mirent en marche vers l’Oude, suivis jusqu’à la frontière par la cavalerie de Corcoran.

L’abdication de Corcoran

«Seigneur maharadjah, lui dit le fidèle Sougriva, ne nous abandonnez pas aux Anglais. On ne régénère pas un peuple en trois ou quatre ans.

–Mon ami, dit Corcoran, je suis venu aux Indes pour chercher le Gouroukaramta, et je l’ai trouvé. Je ne cherchais pas une bonne femme et une grande fortune, et je les ai trouvées aussi. Je vous ai montré comment il fallait faire pour être libre. Profitez de la leçon si vous pouvez, et faites-vous tuer plutôt que de vous laisser donner des coups de bâton. Pour moi, j’ai rempli ma tâche, et je peux désormais disposer de moi-même. J’en profite pour abdiquer et rejoindre mon ami Quaterquem. Mais auparavant, je veux faire un legs aux Mahrattes. Avertis mon Corps législatif que j’aurai demain une communication importante à lui faire.»

Le lendemain, il entra dans la salle des séances, et prononça le discours suivant:

«REPRÉSENTANTS DU PEUPLE MAHRATTE,

«Je vous remercie de la fidélité que vous m’avez toujours montrée.

«Nous avons combattu et vaincu ensemble l’ennemi de la patrie.

«Il ne vous reste plus qu’à terminer l’œuvre commencée, l’œuvre de votre délivrance.

«Vous avez conquis la liberté, apprenez à la défendre.

«J’abdique en vos mains, et, dès aujourd’hui, je proclame la République fédérale des États-Unis mahrattes.

«Je remets, pour trois mois, la présidence de la République nouvelle à mon fidèle et intrépide Sougriva. Passé ce temps, vous chercherez vous-mêmes un chef. Puissiez-vous trouver le plus digne!

«Je pars; mais si jamais l’indépendance de la République mahratte est menacée, avertissez-moi. Je reprendrai mes armes et je viendrai combattre dans vos rangs.

«Adieu!»

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