Souvenirs d’une fille du peuple, ou La Saint-Simonienne en Égypte

Le texte qui suit est extrait d’un ouvrage publié en 1866 : « Souvenirs d’une fille du peuple, ou La Saint-Simonienne en Égypte » signé par Suzanne Voilquin (1801-1877). L’ouvrage raconte entre autres le long périple à travers la France réalisé par deux jeunes demoiselles. Le chapitre XIII nous intéresse plus particulièrement puisqu’entre Clermont Ferrand et Limoges, ces deux jeunes personnes ont prévu une halte à Aubusson. S’ensuit donc un témoignage de la société aubussonnaise du XIXème siècle vu par un regard extérieur.

Je sors de mon rêve doré par une secousse qui réveille Isabelle ; il est une heure du matin, la voiture s’arrête devant la poste. Nous sommes à Aubusson, notre station nouvelle.
Le facteur du bureau nous conduit à l’auberge du Lion-d’Or. La nuit est calme, sereine ; nous nous hâtons de prendre un repos qui nous est bien nécessaire.Le 27 Juillet, une migraine qui semble avoir donné rendez-vous dans mon cerveau à tous les diables verts ou noirs, me force d’ajourner toute visite ; j’adresse seulement un billet au docteur Delavalade, à qui mon bon Rigaud nous a fortement recommandées. Je le prie de passer nous voir dans la matinée du lendemain.Après le dîner, me trouvant un peu mieux, nous allons voir une jolie fête villageoise, à une demi-lieue de la ville. Tout en côtoyant les bords riants de la Creuse, nous suivons la foule et arrivons à Sainte- Madeleine, au milieu de l’animation bruyante, d’une gaîté communicative ; nous mêlons nos robes blanches aux jolis costumes des paysannes de l’endroit. Deux jeunes gens, demi-paysans, demi-citadins, nous font l’honneur de nous inviter pour une valse ; mais nous nous récusons ; leurs mains énormes font peur à nos tailles frêles.
Le lendemain, en voyant le docteur Delavalade, sa vue confirme tout le bien qu’on nous a dit à l’hôtel. C’est un homme de quarante au plus, d’une physionomie très sympathique. Au reçu de mon billet joint à la lettre de Rigaud, il s’est ensuite occupée de nous ; ses bienveillantes démarches ont assuré plusieurs portraits à faire par Isabelle. En nous quittant, il nous fait promettre de nous rendre chez lui dans la journée, afin qu’il nous présente à sa famille.Madame Delavalade, simple et bienveillante dans ses manières, nous accueille fort bien, de même que les deux nièces du docteur. Ces deux jeunes femmes, assez jolies, viennent causer auprès de nous, de Paris d’abord, le rêve des jeunes élégantes de province ; puis elles reviennent à leur entourage, s’amusant avec une malice toute féminine à faire passer la société d’Aubusson sous nos yeux.
Comme à Dijon, il y a également ici trois classes très distinctes, qui ne s’aiment pas et ne se confondent jamais, mais qui, en revanche, se déchirent cordialement. Ces dames ont soin de nous faire comprendre qu’elles appartiennent à la catégorie supérieure.
Ce tableau m’attristait. Je regardais le docteur ; il riait dédaigneusement ; cela m’autorise à faire, dans une certaine mesure, un peu de contradiction à ces esprits gracieux et frivoles. Ces lignes de démarcation, leur dis-je, qui se trouvent établies au coeur de chaque province, ne vous semblent-elles pas, Mesdames, surannées comme le moyen âge ? Cela doit attrister vos coeurs de chrétiennes ? – Certes, non , Madame, c’est le contraire qui nous serait odieux ; pour moi, dit la plus jeune, je ne puis comprendre l’égalité de langage, de relation avec ma couturière ; cela me mortifierait tout autant que d’être trouvée assise dans un comptoir auprès de l’épouse de mon épicier. – Ces répugnances seraient logiques devant l’ignorance ou la grossièreté ; mais devant l’éducation un esprit impartial ne doit plus, en ce cas, élever de barrières. Avant peu, croyez-le, Mesdames, l’orgueil séculaire cédera devant les résultats d’une éducation large, uniforme, donnée à toutes les classes de la société ; alors les enfants d’une même cité verront sans jalousie les capacités seules occuper les premiers rangs. – Oh ! Madame, voilà bien les belles théories que notre oncle approuve et préconise et qui n’aboutiront jamais ; ce sont, comme le disait hier dans mon salon, de véritables utopies, que toute femme distinguée doit repousser sous peine de ridicule !
Ne voulant pas m’aliéner mes jolies antagonistes dès le début, je me contentai de leur répondre : « J’ignore, Mesdames, si cette époque à laquelle je crois est loin de nous ; mais, ainsi qu’à Moïse, le grand législateur des hébreux, ne dût-il nous rester à la fin de notre existence présente que le bonheur d’entrevoir cette terre promise, croyez-moi, il est beau encore et bon surtout de travailler à sa réalisation. »
Le docteur me serra fortement la main, nous invitant à dîner en famille le lendemain.
Ce matin, 29 Juillet, tandis qu’Isabelle lisait son courrier de Dijon, je voyais son visage s’attrister, son front se plisser et se rembrunir. […]Mais, tout en riant de l’aveu imprudent du pauvre amoureux, j’engage Isabelle à rasséréner sa physionomie pou nous préparer au dîner d’apparat donné par le docteur aux deux voyageuses.
Nous trouvons, en effet, une nombreuse réunion, disposée, ainsi que nous, à faire honneur à un de ces succulents repas de province. On fêtait, ce jour-là même, les glorieuses journées de Juillet. Le soir, M. Delavalade nous mena, ainsi que ses nièces, au bal qui se donnait à la mairie. M. le sous-préfet, personnage officiel, s’y trouvait nécessairement ; il s’y montra fort empressé auprès de toutes les dames ; il nous fit l’honneur à plusieurs reprises de causer avec nous, bien que notre caractère fût connu. Près de nous on s’était demandé tout bas : quelles sont ces étrangères ? A cette question l’autre interlocuteur avait répondu : deux saint-Simoniennes de Paris présentées par le docteur Delavalade. Je renvoie donc avec reconnaissance à cet excellent homme les prévenances que nous dûmes à sa douce influence.
Par discrétion, nous avions refusé de danser, satisfaites d’observer et de causer ; mais, vers une heure du matin, ce courant d’égards et de politesses qui, de la famille du docteur vint ricocher jusqu’à nous, nous força de figurer dans la dernière contredanse, que les jeunes gens firent durer fort longtemps. Mon partenaire était lancé ; il jasait et sautait avec le même entrain ; il voulait m’envoyer des vers à sa façon, me disait-il, si je daignais les accepter. « Certes, oui, Monsieur, dis-je de mon air le plus encourageant ; ce sera un souvenir de plus que j’emporterai de votre ville hospitalière. Mais quel sujet vous inspirera ? La poésie comprend tout. Vous êtes trop jeune pour vous inspirer du passé ; d’ailleurs, je ne veux accepter de vers que sur l’avenir ; non-seulement le champ est vaste et l’imprévu entre dans mes goûts, mais je suis assurée dès lors de n’y rencontrer aucun de ces personnages mythologiques pour lesquels je professe fort peu d’estime. » Hélas ! Mon programme ne plut sans doute pas au poète, car j’attends encore ce spécimen du crû d’Aubusson.
Ce matin, 30 juillet, […]
Mais revenons à Aubusson. Souvent les séances d’Isabelle deviennent pour nous des lieux de réunion. Les amies de ses clientes s’attirent mutuellement et forment cercle autour d’elle. A la faveur de ces causeries familières, nous insinuons nos idées. Ces charmantes désoeuvrées nous écoutent ; c’est quelque chose, et parfois même elles nous forcent à les discuter. Les moins aristocrates de ces dames nous concèdent qu’une société organisée d’après nos principes serait une belle chose ; mais que d’années nous séparent encore d’une réalisation importante ! Il vaut donc mieux, nous disent-elles, l’à-peu-près dans le statu quo. – « Oui, dans le mariage actuel, nous le reconnaissons, le mari est peu ; la position est tout ; en dehors de celle qu’il nous assure, que mettriez-vous à sa place ? – Sans doute rien encore ? – Aussi, Mesdames, à dieu ne plaise que je réclame à notre époque un dévoûment absolu, mais, tout en gardant vos positions, au moins donnez à vos filles l’amour du travail, de la fonction et de la liberté, en vue de l’avenir ; votre tâche sera belle encore. »
Le fameux bourgeois de la vanité prétentieuse croît ici et prospère aussi vigoureusement chez le sexe fort ; les jeunes gens d’Aubusson jugent les faits d’une façon égoïste et mesquine . En général, les beaux de l’endroit m’ont paru manquer de formes et de vivacité dans l’esprit. Aussi n’ai-je hâte de quitter cette ville ; j’y étoufferais, si j’étais condamnée à y vivre.
Lorsque, fatiguée par les prétentions vaniteuses de notre entourage, je sens le spleen m’envahir, je dis à ma compagne Isabelle : j’ai besoin de faire notre tour de montagne. Nous prenons alors sur la rive gauche de la Creuse, et nous grimpons une des cinq montagnes qui l’entourent. Ces promenades, qui nous élèvent au-dessus des petites passions de la ville, nous font grand bien. Rassérénées par cet air pur, nous allons avec empressement finir nos soirées chez M. Delavalade, où nous trouvons toujours excellente accueil et société aimable ; car la plupart de ces dame ont toutes assez d’esprit et d’agréments pour tenir leur place dans le monde, mais pas assez de dévoûment ni de chaleur d’âme pour s’en créer une dans la société de l’avenir. Je le constate chaque jour, la nouvelle parole n’a été bien comprise que par notre ami le bon docteur. Puisse-t-il là faire germer dans les coeurs !
Cette petite ville d’Aubusson est ainsi que Lyon, une ville industrielle. Par suite de la concurrence qui existe dans la fabrication des tapis, l’exploitation et la misère y est grande et pénible à voir. Les prix moyens, nous a-t-on affirmé, pour la journée d’une ouvrière, s’élèvent de 50 à 70 centimes ; le maximum d’une journée d’homme est de 3 francs. Partout et dans toutes les professions on retrouve cette différence entre la rétribution accordée aux deux sexes, Ceci est accepté sans réclame et comme chose normale, la justice seule proteste et attend.
Fort joyeuses, nous pensions partir aujourd’hui 6 août, mais Isabelle a promis deux nouveaux portraits ; heureusement elle a le droit, vu le bon marché de ses prix, de les brosser lestement.
Le docteur, croyant à notre départ, vint nous apporter une offrande fraternelle, avec toute la délicatesse dont son coeur est capable. C’est pour lui, me dit-il, la manière de s’associer à notre oeuvre, n’étant pas libre de le faire autrement.
J’accompagne de nouveau mon artiste chez ses deux nouvelles clientes. Ici la société a plus de physionomie que dans les maisons précédentes. Quelques avocats viennent se mêler à ces dames et animent la conversation. On nous écoute avec plus d’intérêt que de coutume. M. Delavalade a fait des prosélytes parmi ces jeunes gens instruits. L’un d’eux, M. Gasne, plus artiste qu’avocat, s’est laissé fortement impressionner par nos idées. Un feuilleton de lui, imprimé dans l’Album de la Creuse, m’a fait plaisir par ses tendances progressives. L’imagination de ce jeune homme; ses montagnes l’enserrent trop fortement ; il ne peut, nous dit-il, se développer sur ce théâtre étroit. Sans des liens qui lui sont chers, une femme et deux enfants, il nous aurait précédées en Egypte. Il me demande instamment de lui écrire. En me rappelant le pauvre Blum, je ne peux lui promettre de le faire que fort rarement. Encore un pauvre coeur qui a besoin de dix années pour se bronzer et se mettre au niveau de la majorité de son milieu.
Demain nous quittons Aubusson ; les portraits, plus ou moins ressemblants, sont brossés, nos finances ont en hausse ; vite, Isabelle, disons comme l’Anglais : Go-head ! En avant !
Ma gaîté et mon entrain sont revenus ; aujourd’hui, 10 août, nous allons sur la crête de la plus haute montagne, séjour aimé des chèvres et des oiseaux voyageurs. Là, penchée sur l’abîme, il me prend bien quelques vertiges, mais qu’importe ! Je veux habituer mes nerfs à se roidir devant tous les dangers. Si en bas on nous distille l’ennui à hautes doses, ici on se retrempe dans ces belles montagnes boisées. Aussi, en les voyant sans doute pour la dernière fois, nous leur fîmes nos adieux avec un certain attendrissement. Mais, ayant accepté un dîner d’adieu du bon docteur, il fallut les quitter enfin et redescendre en ville.
Pour égayer cette dernière soirée passée en famille, le docteur, homme d’esprit, nous dit notre bonne aventure. Le jeu plut très -fort à Isabelle, car les cartes, qui « ont toujours raison », lui prédirent beaucoup d’amour, des voyages lointains et une fin splendide. Mon horoscope ne fut guère moins beau. Quant à ses deux nièces, elles rougirent plusieurs fois en écoutant les malicieuses révélations que le cher oncle inspira aux cartes sibyllines.Enfin, le 11, nous faisons nos adieux à la famille Delavalade. Je quitte Aubusson sans espoir d’y faire des recrues pour notre colonie future. Il faudrait, pour ébranler ces coeurs rassasiés de bien-être , que nos moyens d’action grandissant pussent éblouir ces yeux qui prétendent rester fermés à cette heure ; alors nous pourrions être acclamées, – mais suivies ? J’en doute.

Fin du XIIIème Chapitre et du compte rendu aubussonnais.

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