COURRIER DE L’ART du 27 Juin 1884 – LES TAPISSERIES D’AUBUSSON

Le texte suivant est tiré de la revue « COURRIER DE L’ART », imprimé à Paris et daté du 27 Juin 1884. Il est particulièrement intéressant sur plusieurs points : D’abord, il fait le point sur la situation de la tapisserie d’Aubusson l’année de la création de l’École Nationale d’Art Décoratif dans notre ville, il donne des chiffres : nombre d’ouvriers, salaires, place des femmes, des apprentis … et puis il montre surtout qu’au cours d’une enquête nationale sur les ouvriers et industries d’Art, Aubusson, considéré comme « une des branches les plus réputées de l’industrie et du commerce français » reste un exemple :

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LES TAPISSERIES D’AUBUSSON

L’enquête ouverte par l’administration sur les ouvriers et les industries d’art est aujourd’hui terminée, et tous les renseignements recueillis par la commission présidée par M. Kaempfen viennent d’être réunis en un volume énorme, entre toutes les dépositions, une des plus importantes au triple point de vue historique, artistique et industriel, est celle de M. Léopold Gravier, sous-préfet d’Aubusson et président de la commission administrative de l’École des Arts de cette ville. En raison de son intérêt capital, nous donnons ici toute la première partie de cette déposition, qui fait la lumière sur la situation actuelle de l’industrie et sur les conditions du travail à Aubusson, c’est-à-dire sur une des branches les plus réputées de l’industrie et du commerce français.

Léopold Gravier dépose ainsi qu’il suit:

« Messieurs, ainsi que M. le Président vient de le dire, ce n’est pas en qualité de sous-préfet que je viens déposer devant vous, mais bien comme président de la commission administrative de l’École des Arts ; je pourrais ajouter, comme quelqu’un qui a été étonné de ce qu’il a découvert, s’attendant à voir tout autre chose, et qui, depuis son entrée en fonctions à Aubusson, s’est voué de toutes ses forces au relèvement et à l’amélioration de la belle industrie de cette ville.

« Cela dit, j’entre immédiatement en matière, et j’insiste tout d’abord sur le sentiment que je viens d’indiquer, sur l’impression que j’ai ressentie, et qui est celle que tout le monde ressent, — j’en prendrais volontiers à témoin l’un de vous, messieurs, qui est venu dernièrement à Aubusson
Lorsqu’on entre dans cette ville, dont le renom est glorieux comme siège de manufactures, on est étonné de ne trouver absolument rien de ce qu’on comptait y rencontrer. Apercevez-vous, dominant la ville, un très grand établissement. Ce n’est nullement, comme on pourrait le croire, une fabrique de tapisseries d’Aubusson, c’est une simple manufacture de tapis à la mécanique. Demandez-vous à
voir quelqu’un de ces établissements qui produisent ces œuvres si réputées, on vous en montre trois ou vous voyez des ouvriers, en nombre inégal, suivant les jours, qui fabriquent des tapisseries à la main. Voudriez-vous visiter un musée, — si modeste soit-il, — il n’y en pas ; des collections particulières ? — chose inconnue ; une bibliothèque contenant livres et ouvrages spéciaux pouvant intéresser l’ouvrier ou l’artiste ? — une école assurant la transmission de l’enseignement ? — Rien, absolument rien

« Dans de pareilles conditions, comment l’industrie a-t-elle pu se conserver, comment continue-t-elle à produire ? Cela est inexplicable, messieurs ; d’autant plus que, par un contraste saisissant, Aubusson se trouve dans un pays d’émigration, et non pas d’une émigration récente provoquée par l’attraction des grandes villes, mais d’une émigration séculaire ; de tout temps les gens de la Marche sont allés à Paris et ailleurs, pour des travaux de construction, et vous savez les salaires qu’ils gagnent hors de chez eux.

« Étant donnée la situation de l’industrie de la tapisserie, que je vais m’efforcer de préciser, on est étonné qu’il se trouve encore des ouvriers restant à Aubusson pour gagner, dans des conditions d’hygiène défectueuses, des salaires dont le maximum rarement atteint est de 5 francs.

« Je ne voudrais pas entrer dans trop de détails. Il importe cependant, messieurs, que je vous rappelle qu’autrefois il y avait trois centres de fabrication pour la tapisserie : Aubusson, Felletin et Bellegarde. La fabrication de Bellegarde était considérable ; mais lors de la révocation de l’édit de Nantes, les prescriptions royales furent exécutées avec tant de rigueur qu’il ne resta plus un seul protestant à Bellegarde; actuellement on n’y fait plus de tapisserie.

« Felletin a eu des fortunes diverses; c’était la ville catholique, par opposition à Aubusson, ville protestante. En 1742, il y avait, dit-on, à Felletin, cent quatre-vingts ouvriers ; ce qui est certain, c’est qu’en 1783 il y en avait trois cents. Aujourd’hui il n’existe plus à Felletin que trois fabriques; vous allez entendre tout à l’heure les chefs des deux plus importantes. Felletin possède en ce moment peut-être encore cent cinquante ouvriers, parmi lesquels se trouvent ce que j’appellerai des ouvriers honoraires, ne travaillant à la tapisserie que dans des moments de presse; les commandes n’exigent guère en moyenne qu’un personnel de quatre-vingts à cent ouvriers.

« Reste Aubusson. Je crois qu’il importe tout d’abord de définir la nature du travail qui s’y exécute, en vue des décisions que la commission aura, sinon à prendre, du moins à provoquer, pour assurer le recrutement des ouvriers.

« A Aubusson on exécute trois genres de travaux : « D’abord le genre Gobelins. La fabrication des Gobelins occupe dans l’art un rang si élevé qu’on a enveloppé sous ce titre illustre toute l’industrie de la tapisserie. Si Paris a vu naître et se développer les Gobelins, il est certain que la fabrication d’Aubusson a été au moins aussi ancienne, si même elle n’est pas antérieure. Seulement, depuis sa période de décadence, Aubusson ne travaille plus que sur un métier de basse lisse; depuis soixante ans la haute lisse est pratiquée uniquement aux Gobelins. Les sièges, les dossiers de sièges, les panneaux, les tentures et la spécialité des verdures, voilà ce qu’on peut appeler le genre Gobelins.

« On exécute également à Aubusson le tapis de la Savonnerie, qui est un tapis velouté avec ou sans sujets. Les femmes ont une aptitude particulière à la fabrication de ce tapis ; il se fait sur un métier vertical qui n’est pas la haute lisse dans le vrai sens du mot.

« Enfin, on trouve à Aubusson un genre qui paraît être la spécialité séculaire des ouvrières de cette ville; c’est une broderie qui rappelle l’ancienne broderie sarrasine.
« Tels sont les trois genres de tapisseries à la main qu’Aubusson continue à fabriquer.

« Il y a à Aubusson douze fabriques de tapisseries à la main, dont trois seulement tout à fait importantes.

« Une chose m’a frappé : c’est que les chefs de ces trois maisons ne sont pas d’Aubusson ; elles ont été fondées successivement en 1851, 1853, 1865. De plus, — fait important à noter, — aucun de ces industriels n’habite Aubusson.

« L’un est un grand fabricant de soieries dans une des villes les plus importantes de France ; il a sans doute jugé utile, pour la direction et le développement de ses affaires, de vendre de première main de la tapisserie d’Aubusson; il a pris le moyen le plus simple, celui de fonder dans cette ville une fabrique de tapis.

« Un autre est belge; et indépendamment de son établissement d’Aubusson, il a une fabrique de tapisserie en Belgique et une maison de commerce à Paris. Bien que dans les Flandres il y ait des ouvriers tapissiers très habiles, ayant pu conserver les anciennes traditions, pour des causes diverses, que l’histoire peut-être expliquerait, la tapisserie, dans les Flandres, n’est pas restée l’apanage d’une ville particulièrement, comme cela s’est produit pour Aubusson; il n’est donc pas étonnant qu’un Belge ait trouvé utile de s’établir à Aubusson.

« Rien de particulier à dire sur le troisième et dernier.

« Pendant longtemps, il a existé à Aubusson une maison que vous connaissez tous, dans laquelle Aubusson paraissait s’être incarné pour la fabrication des tapisseries à la main. Pour des raisons qui n’intéressent pas l’industrie de la tapisserie, cette maison, après avoir longtemps périclité, a définitivement disparu.

« Le chef de cette maison appartenait à une famille établie dans le pays depuis plusieurs générations ; il avait en même temps une fabrique à Felletin, et, par conséquent, a tous les points de vue, il symbolisait l’industrie de la Marche; il est mort en 1867. Il est de notoriété publique que sa situation était embarrassée; son fils, très intelligent et très sympathique, lui a succédé; mais il n’a pu se maintenir

« En dehors des trois maisons importantes qui existent à Aubusson, les autres fabriquent des ouvrages moins riches. A ce propos, j’ai voulu me rendre compte de l’intériorité artistique des produits de la plupart des maisons secondaires; il paraît que cela tient uniquement aux dessins et aux modèles, car le directeur d’une des fabriques de second ordre a été l’un des meilleurs ouvriers d’une des grandes fabriques d’Aubusson.

« Les grandes maisons payent très cher les dessinateurs qui composent ou exécutent leurs modèles. J’ose à peine parler de la tapisserie en présence des hommes si compétents qui siègent ici; mais étant donné que les meilleurs ouvriers font oeuvre de copistes, ils ne peuvent pas produire un bon travail quand le modèle à copier est mal fait. Les fabriques secondaires n’ont que des modèles moins bien exécutés, et c’est ce qui constitue leur infériorité artistique.

« En raison des conclusions que je me permettrai d’émettre devant la commission, je suis obligé de dire un mot de la tapisserie à la mécanique. Il y a environ soixante ans que, pour la première fois, on exécuta des tapis à la mécanique, système Jacquard. En 1850 ou 1851, fut installé le premier métier à vapeur; enfin, en 1855, apparurent à Aubusson les machines imprimant et tissant à la vapeur. A Aubusson, il y a deux très grandes fabriques de
tapis à la mécanique; elles sont en pleine prospérité et ne connaissent pas le chômage. Ces fabriques reçoivent des commandes des grands magasins de nouveautés: chacune d’elles, dit-on, a un métier fonctionnant spécialement pour le Louvre et un pour le Bon Marché; l’étranger s’y approvisionne également. De plus, les maisons de tapisserie à la main ont souvent besoin de tapis à la mécanique; elles les demandent aux deux grandes fabriques d’Aubusson.

« Les établissements de tapis à la mécanique font un genre de moquette assez belle, mais qui n’est pas la vraie moquette artistique d’Aubusson. C’est la moquette du commerce. Dans le langage d’Aubusson, on appelle moquette le tapis velouté fait à la main, et les ouvrières mêmes qui le fabriquent sont également désignées sous ce nom de «moquettes ». Commercialement et industriellement parlant, la moquette est le tapis fabriqué à la mécanique dans
les maisons d’Aubusson.

« Voici maintenant le chiffre des ouvriers à Aubusson :

« Pour la tapisserie à la main, il y a environ 38o ouvriers, 135 ouvrières, 15 apprentis garçons et 16 jeunes filles. Ces chiffres sont éloquents.

« Le salaire moyen des hommes est de 3 francs, celui des femmes de 1 fr. 25, celui des apprentis hommes de 5o centimes, celui des jeunes filles de 40 centimes.

« Il existe un mode de rémunération que je dois vous indiquer. En dehors des ouvriers qui travaillent à la fabrique, il y en a un certain nombre qui restent chez eux; la fabrique leur installe un métier dans leur logement, leur donne tant de mètres de tapisserie à faire et les paye suivant la difficulté du travail.

«Lors de la dernière Exposition des Arts décoratifs, je fus appelé pour voir un beau travail qui allait y figurer; — il s’agissait d’un panneau qui, m’a-t-on dit, devait être paye de 16 à 1,800 francs à l’ouvrier. Les dimensions étaient a environ trois mètres sur deux. Cela représentait une Scène pastorale. Le mari et la femme y avaient travaillé environ pendant dix mois.

«Quand on demande combien peut gagner l’ouvrier le plus habile, on répond : de 120 à 140 francs par mois au plus ; mais si on interroge ensuite l’ouvrier, celui-ci répond :« Oui, seulement on s’arrange toujours pour que je n’arrive pas à ce chiffre.

« Cela rappelle les employés qui sont payés sur le pied de 6,000 francs par an, mais qui pendant plusieurs mois ne travaillent pas. Il ne serait pas exact de dire qu’un ouvrier à Aubusson gagne facilement 200 francs par mois.

«Pour les deux grandes maisons dont j’ai parlé, la tapisserie n’est peut-être pas l’affaire essentielle ; ces maisons font des sacrifices pour conserver la tapisserie, et il les en faut louer, car on me disait encore ces jours-ci que cette industrie n’était pas rémunératrice eu égard aux exigences des artistes qui font les modèles : on demande 1500, 2000,3000 francs pour un modèle, et il est nécessaire qu’une maison qui ne veut pas chômer en ait un grand approvisionnement; le directeur d’une fabrique d’Aubusson me disait : « Nous avons pour 50 000 francs de modèles d’avance. On immobilise là des capitaux considérables dont il faut payer l’intérêt, et c’est, paraît-il, ce qui empêche que l’industrie de la tapisserie soit rémunératrice.

« La broderie, dont j’ai dit un mot, occupe vingt ouvrières et cinq apprenties; les ouvrières gagnent 1 fr. 50 par jour, les plus habiles 2 francs. C’est la broderie sur étoffes vieil or ou vertes, la broderie pour paravents et dessus de cheminées. Il paraît qu’autrefois on intercalait des broderies dans certaines tapisseries, et c’est ainsi que la broderie s’est conservée; aujourd’hui on en fait des applications plus particulières. L’habileté demain des brodeuses ne s’est jamais complètement perdue à Aubusson; on veut voir dans ce genre de broderies — est-ce vrai au point de vue archéologique ? je ne saurais l’affirmer — un souvenir de la broderie sarrasine.

«Pour les tapis à la mécanique, les femmes dominent. La plus importante fabrique occupe 105 ouvriers, 310 ouvrières, 50 apprentis; les salaires varient pour les hommes : 3 francs, 3 fr. 5o, 4 francs, exceptionnellement 5 francs. Pour les femmes, les salaires sont de 1 franc, 1 fr. 5o et 2 francs. L’autre maison emploie 154 hommes, 126 femmes et 22 apprentis; les salaires sont les mêmes.

«Les conditions du travail pour la tapisserie à la mécanique sont un homme ou deux femmes par métier. L’homme est incontestablement plus habile. »

La déposition de M. Léopold Gravier serait à citer tout entière : il est rare, aujourd’hui, de voir un fonctionnaire étudier les besoins de son arrondissement et s’en tellement pénétrer. Si, comme nous l’espérons, M. Gravier a pu convaincre les juges enquêteurs, nous lui adressons bien volontiers nos félicitations, car en contribuant à restaurer l’enseignement artistique à Aubusson, il aura rendu un service signalé à l’art décoratif.

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