Aubusson Par Eugène Morin, sous-préfet d’Aubusson en 1932

« Le malaise économique général, la fermeture des marchés étrangers, la défense douanière, la façon de vivre, toujours en dehors, de la génération moderne éprise de sport et d’automobilisme et qui se soucie peu d’orner des maisons où elle ne se plaît plus à demeurer… » Que voilà une analyse qui pourrait presque être contemporaine des raisons de la crise de la tapisserie… sauf que la tapisserie d’alors était prospère grâce aux sacs à main de ces dames… Quoi ? ? notre art ancestral sur de vulgaires sacs à main ? ! Lisez, le texte date du 15 Octobre 1932. Il est tiré d’un article paru dans  » LE COURRIER DE LA MARCHE ET DE L’ALLIER » page intérieure du « COURRIER DU CENTRE  » Titré « Aubusson » et écrit par Eugène Morin, sous-préfet d’Aubusson et au passage, il fait le point sur ce que l’on sait d’histoire locale à l’époque.

« Aubusson » Par M. Eugène Morin, sous-préfet d’Aubusson

Lorsque, gravissant les premières pentes de la route pittoresque et rude qui mène au plateau central, le touriste va de Limoges à Clermont-Ferrand, l’étape qu’il rencontre sur son chemin, à distance à peu près égale entre les deux chefs-lieux : 92 kilomètres d’un côté, 101 de l’autre, c’est la jolie petite ville d’Aubusson. On peut, sans être taxé d’exagération, dire d’elle ce que Rabelais, je crois, disait de son cher pays de Chinon : »Petite ville, grand renom », car la réputation des tapisseries qu’on y tisse est répandue dans le monde entier et son industrie séculaire est l’un des fleurons de la couronne artistique de la France.

Établi au confluent de deux vallées étroites, dans un site pittoresque, Aubusson étire ses rues entre les montagnes qui l’enserrent à l’étouffer et ses faubourgs de toutes parts poussent à l’assaut des collines, dans la verdure environnante, les toits rouges de leurs maisons. Il y est telles rues parallèles dont l’une sinue au fond de la gorge, tandis que l’autre est au niveau du faîte des cheminées, de sorte qu’un propos local disait plaisamment que l’on pourrait de là jeter les légumes dans la marmite où cuisait, à l’ancienne mode, la soupe de famille.Entre les deux vallées, sur un éperon rocheux, se dressent les ruines importantes de l’ancien château de Pierre d’Aubusson, démantelé sous Louis XIII, des tours massives dont la maçonnerie découronnée a bravé l’effort des siècles et dans une partie desquelles était installé un petit musée, aujourd’hui désaffecté.

En face, de l’autre côté de la gorge profonde ; sur un pallier de l’étroite et riante vallée, la Tour de l’Horloge, seul reste des anciens murs d’enceinte, coiffée en éteignoir, de tuiles grises, jette à tous les vents dans le ciel l’appel des hures et tourne ses quatre cadrans vers les divers points de l’horizon que la montagne ferme de toutes parts.

Car Aubusson, ancienne ville fortifiée, a une histoire dans la grande histoire française, et c’est peut-être le cas de redire avec le proverbe qu’il aurait mieux valu pour elle qu’il en fût autrement ; mais sa position sur les premiers escarpements du plateau central à la frontière du Limousin et de l’Auvergne était trop intéressante au point de vue militaire pour qu’on négligeât de l’occuper. Les Romains, les premiers installèrent un camp au bois des Châtres et créèrent, pour relier leurs postes, un chemin qui existe encore sous le nom de voie sarrasine ou route des romains. Les Sarrasins, en effet, seraient avec les Romains, et après eux, les fondateurs d’Aubusson, et si l’on en croit une tradition séculaire d’après laquelle, après la bataille de Poitiers , en 732, des soldats fugitifs de l’armée de l’émir Abdérame s’arrêtèrent sur les bords de la Creuse à l’abri du vieux château latin et y établirent l’industrie de la tapisserie qui leur était familière.

Mais vérité ou légende, qui pourrait bien le dire ? Ensuite, après une incursion des Normands qui ravagèrent la ville, elle devient le chef-lieu et la forteresse d’un « alleu » et le siège d’un vicomté qui fut vendu vers 1260 à Hugues de Lusignan, de sorte que les seigneurs d’Aubusson furent successivement les Comtes de la Marche puis, à partir de François 1er, les rois de France jusqu’à ce qu’en 1686 Louis XIV, par voie d’échange, restituât au Maréchal de la Feuillade la possession des droits des Vicomtes, aliénés en 1260.Longtemps la Marche fut le théâtre de combats sans fin et livrée aux exactions de bandes armées qui dévastaient le pays. Aubusson ne subit pas moins de quatre sièges en vingt années. Après la bataille de Poitiers, pendant la Guerre de Cent ans, les anglais du Prince Noir s’en emparèrent et la mirent à feu et à sang. Puis, vers 1560, commencèrent les luttes intestines entre les catholiques et les calvinistes, nombreux à Aubusson, en raison notamment de ce qu’on y faisait le commerce avec Genève où les fabricants se rendaient fréquemment. La ville fut à nouveau assiégée et prise par les protestants, elle connut ensuite des fortunes diverses jusqu’à l’Edit de Nantes et des conflits incessants au sujet de l’exercice du culte réformé. Puis vint la révocation qui détermina l’exode de nombreux religionnaires et manqua de détruire la vieille industrie locale. Plus tard, ce fut la grande secousse révolutionnaire ; mais malgré tant de vicissitudes successives, grâce au labeur et à la ténacité de ses artisans, Aubusson courageusement se relevait chaque fois de ses ruines et reprenant ses traditions séculaires attendait de l’avenir la récompense et l’oubli des misères du passé.

Actuellement il n’y a plus, comme sous Colbert, une manufacture unique. L’industrie de la Tapisserie se répartit entre une vingtaine d’ateliers qui vont en diminuant d’importance de l’usine à la simple entreprise du tâcheron. L’ouvrier travaille en basse lice, c’est-à-dire sur un métier horizontal, et il tisse à l’envers en passant la « flûte » ou longue bobine chargée de laine ou de soie en dessous de la trame tendue qu’il écarte et soulève pour suivre le dessin qui seul se présente à lui de face et sur lequel se juxtapose ligne contre ligne et couleur contre couleur le tissu fabriqué.

Pour renommée qu’elle soit et pour restreinte que soit forcément sa production, la tapisserie d’Aubusson n’a pas toujours nourri ses ouvriers. A côté des périodes florissantes où les commandes affluent, il est des époques plus ou moins longues où la demande diminue de telle façon que le chômage s’installe en maître et où l’on n’entend plus les chansons joyeuses qui s’envolaient des fenêtres ouvertes des ateliers en travail.C’est ainsi qu’actuellement, après une ère de prospérité, due surtout à la mode des sacs à mains en tapisserie pour dames, l’industrie aubussonnaise traverse la plus redoutable des crises. Une crise dont on mesure douloureusement la gravité et dont on ne saurait prévoir la fin. Les raisons en sont multiples : c’est le malaise économique général avec les restrictions que doivent s’imposer les acquéreurs d’une marchandise de luxe. C’est la fermeture des marchés étrangers et la défense douanière. C’est encore et surtout peut-être cette façon de vivre, toujours en dehors, de la génération moderne éprise de sport et d’automobilisme et qui se soucie peu d’orner des maisons où elle ne se plaît plus à demeurer. Mais quelle que soit la cause, la dure réalité est là, et il faut la subir.La subira-t-on toujours ? Assurément non et il est des raisons d’espérer en un avenir meilleur.

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