« Tapisserie » par Jonas Lenn

Comme vous devez l’expérimenter vous-même, vous savez qu’Internet recèle rencontres et étonnement. Cette fois, c’est sur une recherche autour de l’écrit en Tapisserie que se cachait une perle : Initialement parue dans « Les Vagabonds du Rêve » et sur le site de Jean-Pierre Planque, cette nouvelle de Jonas Lenn, intitulé « Tapisserie » a d’étranges croisement avec l’art d’Aubusson évidemment mais aussi avec les fondements de notre blog.
Jonas Lenn, auteur d’un nombre considérable de nouvelles et romans de Science-fiction (La spirale de Lug, 2005, La Clef d’Argent, Manhattan stories, 2006, Les moutons électriques…) met là en lumière la tapisserie comme support de mémoire. Ses déclencheurs ? Interrogé par mail, il m’a répondu : « je n’ai pas de lien direct avec l’univers de la tapisserie, sinon une admiration pour cet art et en particulier une fascination pour les deux immenses oeuvres qui se trouvent à Angers (où je fis une partie de mes études), « l’Apocalypse » et « Le chant du monde » de Lurçat, cette dernière ayant été tissée à Aubusson, si mes souvenirs sont bons. Elles sont, pour moi, intimement liées à la ville qui les abrite et c’est ce lien, justement, entre l’espace et le temps, qu’elle matérialise, qui m’a inspiré ce texte. »
Merci à lui de m’avoir donné la possibilité de reprendre ce texte qui m’a paru avoir sa place ici et à vous de le lire, histoire de voir si j’en suis le seul étonné…
TAPISSERIE

« Tu vas voir, j’ai utilisé un matériau un peu spécial », m’explique Samuel en désignant le carré de drap blanc jeté sur sa dernière création. Comme toujours lorsqu’il s’apprête à dévoiler le fruit de son travail, ses yeux brillent d’une lueur de fière satisfaction. Mais il y a cette fois une nuance que je n’y ai jamais vue : un soupçon de nervosité, un vague trouble que mon ami cherche en vain à dissimuler. Il s’approche du mur crépi de sable clair, posant au passage son verre vide sur le crâne d’une gargouille grimaçante.

En comptant la créature de pierre, gardienne des lieux, nous sommes trois, perdus au cœur du fouillis de tentures et de tapis qui donnent à l’atelier de la place Saint-Michel un air oriental. Jour de fermeture, le lundi est aussi celui de ma visite. Samuel a débouché le traditionnel bergerac que nous buvons à la joie d’être ensemble, à ce rendez-vous vieux de vingt ans que ni lui ni moi ne manquerions pour rien au monde.

Samuel attrape le drap. Le geste est un peu théâtral, une concession à la solennité de l’instant. Il faut dire que je ne découvre ses œuvres qu’une fois achevées. Il me laisse généralement voir ses maquettes, ses petits patrons comme on les appelle dans le jargon des lissiers, mais dès lors qu’il passe sur un de ses métiers, l’artiste devient cachottier. Ses ouvriers ne sont pas plus que moi dans la confidence : cette part de son œuvre, plus personnelle, prend forme au dernier étage, dans le secret d’une pièce dont le seuil est gardé par le visage d’une gorgone peinte sur le linteau de bois, comme celles que les artisans de la Grèce ancienne utilisaient pour éloigner les curieux.

Samuel tire d’un coup sec.

« Cela s’appelle Chronogramme », dit-il simplement.

L’occasion m’a été donnée d’admirer quelques-unes des plus remarquables tapisseries : les sept pièces de la tenture de l’Apocalypse, les tapisseries coptes des collections de Cleveland ou de Boston, les œuvres gothiques du musée de Cluny. Comme tous les amateurs, je connais aussi les Mille-Fleurs du 15e siècle, les productions des manufactures de la Savonnerie, d’Aubusson ou des Gobelins, et d’autres plus contemporaines : les créations éclatantes de Maillol et celles contrastées d’Abakanowicz. Jamais je n’ai rien vu de comparable !

Les dimensions pourtant reflètent le travail de Samuel : cette fois encore, il s’est inspiré du nombre d’or. Le fond est noir, comme celui de l’impressionnant Chant du monde de Lurçat, que j’ai vu tant de fois à Angers lorsque j’étais étudiant. Je m’attarde sur ce fragment d’obscurité.

Je ne me souviens pas que Samuel m’ait parlé de ce projet. Le sujet déroute et fascine à la fois. Pour la première fois, mon ami a basculé clairement dans l’abstraction.

J’explore les motifs colorés qui vont du jaune pâle au rouge. Au centre, un halo diffus s’ouvre en un X de biais. Entre les branches de la croix se développent des structures plus ou moins régulières : lignes courbes ou chapelets d’îlots. Il en ressort une sensation vertigineuse d’ordre et de chaos mêlés.

Je hasarde un commentaire, d’un ton badin et provo-cateur, dans l’espoir de pousser l’artiste à m’en dire un peu plus. « J’hésite entre une vue en coupe d’un ovocyte de rongeur et l’échographie d’un organe indéterminé.

— Cela n’est pas si bête ! » répond Samuel en riant. Il récupère son verre entre les cornes de la gargouille et recule jusqu’au guéridon où trône la dive bouteille. « Disons que tu es dans le vrai, mais il te faut changer de discipline. »

Je lui tends mon verre, afin qu’il le remplisse de la boisson ardente de la mère noire.

« Tu as parlé d’un matériau singulier ?

– Singulier, c’est le mot ! » s’exclame Samuel.

Je bois une gorgée, tout en continuant l’exploration de la structure. Insensiblement, mon regard s’est égaré dans le nuage de points et de cercles, lesquels me font soudain penser à la géographie d’un archipel. Est-ce la cartographie, cette discipline dont parle Samuel ? La tapisserie représenterait alors une contrée imaginaire. Je suis pour lui demander une confirmation mais… Étrange sentiment en vérité, comme si la tapisserie me vidait de toute force. Je fais un effort pour m’extraire de cette torpeur mais la tête me tourne. Ma vue se brouille ensuite. Que m’arrive-t-il ? Ce n’est tout de même pas le bergerac qui… Non, je n’ai bu que deux verres.

Je m’avise alors que les motifs colorés de la tapisserie scintillent, comme des étoiles au firmament. Bon sang ! Quel est ce prodige ?

« Ne t’inquiète pas ! » répond Samuel, comme s’il avait perçu mon interrogation muette. Sa voix est calme. Elle paraît juste un peu lointaine. « C’est sans danger pour ta santé et cela ne durera que quelques secondes. »

De quoi parle-t-il ? Qu’est-ce qui est sans danger ? Cela n’a aucun sens. Tandis que l’inquiétude me gagne, je cherche de toutes mes forces à m’arracher à la fascination qu’exerce la tapisserie. En vain.

Les couleurs irradient, tel un peuple de lucioles ivres de vie. Leurs mouvements s’amplifient. Elles s’étirent en cercles, puis en spirales pour bourgeonner de tentacules hypnotiques, cependant que le fond noir s’estompe, laissant les motifs transfigurés envahir l’espace autour de moi. Semblant émaner d’un point de fuite sur un horizon inexprimable, les tentacules s’unissent pour former un puits tendu vers l’infini, dans lequel je me sens tomber, en proie à une terreur qui me pétrifie.

Chute sans fin au sein d’un maelström de couleurs, d’une houle fractale qui explose et se reforme sans cesse. À moins que ce ne soit un incendie, un océan de flammes brasillant sur les ténèbres. Tout s’accélère, j’atteins une sorte de coda où tous mes sens semblent saturés. Point de rupture ?

Soudain, plus rien.

Mes yeux sont toujours rivés à la tapisserie, qui a retrouvé son aspect primitif, mais je peux voir autour de moi. La boutique, les tentures et les tapis, la gargouille au rictus figé. Figé aussi, Samuel, le verre à la main, comme suspendu entre deux instants. Par la vitrine en demi-lune qui ouvre sur le parvis de Saint-Julien, je vois des passants immobiles, pétrifiés au milieu d’un pas, sous un ciel bas, épais, d’un violet profond qui tire sur le noir. Je suis moi-même incapable du moindre mouvement.

Quelque chose va se produire.

Alors, dans l’espace vide qui me sépare de la tapisserie, se forment des scènes diaphanes, bulles de savon de souvenirs d’enfant qui éclatent dans l’air irisé. Sans pouvoir l’expliquer, je sais que ce sont les souvenirs de la ville, ceux de ce lieu où je me trouve.

Ainsi, au fil du temps, je deviens le témoin ébahi de scènes passées. Je vois s’édifier un dolmen sur la colline, la légendaire Pierre de Lait, en des temps antérieurs à l’âge du bronze. Sur un plan incliné fait de terre, des hommes poussent la roche plate et glissent sous elle des rondins noircis. Massés autour de la pierre, ahanant sous l’effort, ils déploient une énergie à la hauteur de leur ferveur.

Changement de décor. Ce sont à présent les robustes Aulerques qui renforcent l’éperon d’un oppidum de pierre et de bois. Un escalier formé de blocs géants descend jusqu’au fleuve.

Autre temps. D’autres bâtisseurs, romains ceux-la, érigent l’enceinte de ciment rose.

Les images défilent plus vite. La destruction succède à la construction. Une mâchoire de feu dévore la ville. Un vent violent attise l’incendie. Seul, un homme se dresse face aux flammes, il lève la main et trace dans l’air le signe de la croix. C’est saint Victeur le thaumaturge. D’un feu l’autre. La guerre. La ville est pillée, prise par des guerriers au regard sauvage. Tour à tour, Nominoë et ses bretons féroces, les hordes venues du Nord et puis Guillaume, bâtard qui deviendra conquérant puis roi à la force de son épée.

Les images défilent plus vite encore, jusqu’à l’angoisse. Ma gorge se serre. Mon cœur va-t-il tenir ? Dans l’Europe où la Foi recouvre la terre d’un blanc manteau d’églises, Saint-Julien la romane se dresse sous mes yeux à la vitesse d’un jeu de construction pour enfant, comme pressée d’accueillir les noces de Geoffroy Plantagenêt et de Mathilde, avant de recevoir les pierres de son cœur gothique. Les évènements se perdent. Le triomphe fait à Du Guesclin. Charles VI sombrant dans la folie et la peste qui dévaste la ville, incendie qui dévore les chairs…

Tout s’arrête brusquement. Je manque perdre l’équilibre. Une main s’est posée sur mon épaule. Je me tourne vers Samuel.

« Alors ! Dis-moi ! » Ses yeux sont ronds comme des soucoupes, pleins d’une excitation d’enfant espiègle.

Complètement déboussolé, je cherche un point d’appui : mes jambes ont peine à me porter. J’ai lâché mon verre qui se brise sur le sol de tomettes polies. Le vin se répand comme un sang versé.

« Cela ne va pas ? » s’inquiète soudain mon ami. Son visage a changé d’expression : il a blêmi. Samuel n’est pas loin de paniquer. Il me soutient pourtant et m’aide à m’asseoir sur une pile de petites tentures carrées : l’hermine d’Anne de Bretagne m’accueille de son moelleux.

« Donne-moi de l’eau !

— Oui. De l’eau ! » Samuel s’agite en tous sens, hésite à me laisser seul. Il tapote mes joues et se décide enfin. « Et une serpillière ! » ajoute-t-il en enjambant la flaque de vin.

Lorsqu’il revient, mon visage a retrouvé ses couleurs : je sens la chaleur de mes pommettes que le sang irrigue à nouveau. Samuel le remarque aussitôt et ses traits se détendent. « On dirait que cela va mieux », dit-il en me tendant un verre. Il me regarde boire puis jette la toile de lin qu’il a rapportée sur la flaque vermeille qui monte entre les fibres grises.

Je peux à nouveau m’exprimer clairement.

« Tu me dois une explication ! »

Samuel baisse les yeux, comme un gamin pris sur le fait.

« Je suis désolé. Je ne pensais pas que ça se passerait comme ça. »

Il a l’air sincèrement peiné de ce qui est arrivé.

« J’attends ! » dis-je, sévère.

Samuel me regarde au fond des yeux, il esquisse un sourire hésitant qui s’épanouit complètement comme je quitte mon air faussement mécontent.

« J’ai utilisé le fil du temps.

— Le quoi ?

— Du fil de temps, oui, du temps ! Comme le temps qui passe ! Au fil du temps. Le temps quoi ! »

J’en reste pantois. Cela dépasse l’entendement ! Je connais trop bien Samuel : il a beaucoup d’imagination mais il est incapable d’affabulation, même pour rire.

« Tu veux me redire cela clairement ?

— Écoute ! Je sais que cela peut te paraître incroyable, mais je te jure que ce n’est pas une plaisanterie. Je voulais t’en parler, mais avant, il fallait que tu fasses l’expérience de ce… » Le regard vagabondant entre les tentures, Samuel cherche ses mots ou bien de l’aide, quand ses yeux s’immobilisent enfin, me cadrent. Ses lèvres s’arrondissent pour former cet étrange sourire que je n’ai vu sur nulle autre bouche.

« Le fil dont j’ai usé est tissé par un ver assez proche du ver à soie, à la nuance près que ce fil a des propriétés hypno-temporelles. J’ai fait une découverte, à deux pas d’ici. Une boutique spécialisée dans les articles de mercerie, de laine et de tapisserie, dans la rue des Chanoines.

Je m’étonne. À l’instar de Samuel, je connais la vieille ville comme ma poche.

« À part l’orfèvre, il n’y a pas d’autre commerçant dans cette rue.

— C’est ce que je croyais moi aussi, avant de découvrir cette petite boutique, au fond d’une cour. On ne peut pas la voir de la rue si le portail est clos. Je ne l’avais d’ailleurs jamais vu ouvert, jusqu’au jour… »

Je le saisis amicalement par la manche et l’entraîne vers la porte d’entrée.

« Il faut que tu me conduises là-bas, sur-le-champ ! »

Samuel sourit encore.

« Tu penses bien que telle était mon intention. Cela fait plus d’un mois que j’ai envie de t’en parler, mais j’ai préféré attendre que la tenture soit terminée. Mais à ton tour à présent. Dis-moi ce que tu as vu ! »

À nouveau, il ouvre de grands yeux de rapace.

Je me dérobe.

« Tu dois savoir, puisque c’est toi l’auteur de cette œuvre.

— Eh bien, justement ! Du fait même que j’ai tissé cette tapisserie, je suis immunisé contre ses effets.

— Conduis-moi d’abord. Je te raconterai ensuite. »

L’atelier de Samuel fait l’angle de la rue des Chanoines qui débouche sur la place Saint-Michel. Il nous suffit de prendre gauche.

Le ciel est bleu. Les passants ont recommencé de passer, quoi de plus naturel. Je respire l’air tiède de l’après-midi. Pendant que nous marchons, Samuel me commente le motif de la tapisserie. C’est en fait une figure géométrique réalisée à partir des équations de Hénon, c’est-à-dire une représentation du temps à travers la matérialisation d’une trajectoire périodique. Je prie Samuel de ne pas en jeter plus : mon ignorance en mathématiques est abyssale. À mon tour, je lui conte par le détail les scènes historiques que je viens de voir.

Avant d’arriver au square qui enjambe la rue du Tunnel, nous nous arrêtons devant une porte cochère à ferrures et peinte de vert foncé. Elle est close, semblablement à toutes celles qui s’ouvrent sur la rue.

Samuel sonne. Nous attendons, quand une sonnerie aigrelette se finalement entendre. Mon ami pousse la lourde porte et nous pénétrons dans une cour pavée, fermée par une muraille romane. La maison date, elle, du XVIIIe. Sur une enseigne de fer forgé, invisible depuis la rue, on peut lire :

Au fil du temps,
ouvrages de dames et articles divers,
Bérengère Derouineau

Nous sommes reçus au seuil de la demeure par une femme d’âge mur, vêtue d’un jean troué aux genoux et d’une chemise à carreaux. Ses longs cheveux blancs retombent en natte sur son épaule et flirtent avec sa poitrine. Je me dis qu’elle a dû être une merveilleuse créature, jeune fille. Elle nous serre la main, tout en gratifiant Samuel d’un sourire entendu qui illumine son visage déjà plein de grâce. Elle plante ensuite ses deux grands yeux émeraude dans les miens. « Vous êtes Jonas, l’écrivain et l’ami fidèle dont Samuel m’a parlé. »

Fasciné par cette femme, qui me ferait presque oublier la raison de notre visite, je souris maladroitement.

Elle me prend par le bras.

« Suivez-moi ! »

Nous nous engageons dans un escalier pentu, protégé par un toit d’ardoise. Notre hôtesse, Bérengère – comme la reine –, m’explique que la maison Saint-Martin est bâtie à flanc de coteau.

« Il y a plusieurs niveaux de caves, dont deux étages de cryptes qui datent du XIIe siècle. »

L’étage inférieur est une cave voûtée. Samuel attire mon attention sur un chapiteau fort curieux où des entrelacs floraux le disputent à des personnages grotesques à la Jérôme Bosch. Des outils dont j’ignore la destination embarrassent les lieux : on dirait l’atelier d’un sculpteur farfelu.

« C’est ici qu’a lieu le dévidage des cocons dont on tire la soie brute appelée aussi soie grège, commente Bérengère, mais je crois qu’il vaut mieux commencer par le commencement. »

Sous les caves, après plusieurs escaliers, nous accédons à un souterrain refuge, situé en contrebas de la rue des Chapelains. C’est un couloir haut de deux mètres, de largeur égale, et profond d’une vingtaine de mètres. Deux alvéoles s’ouvrent à gauche, trois à droite et une niche au fond. La seconde alvéole à gauche est percée d’un puits qui descend au niveau de la rivière et remonte pour déboucher dans une pièce située sept mètres plus haut. Le souterrain est creusé dans le grès vert qui forme le soubassement de la vieille ville.

« C’est une ancienne grotte à flanc de colline. Elle a abrité les premiers habitants de la ville, avant qu’ils ne viennent s’établir au sommet de l’éperon, sur le plateau. Ici, nous gardons notre secret, depuis la nuit des temps. C’est notre magnanerie. »

Bérengère nous fait signe d’approcher de la niche.

« Tendez d’abord l’oreille. »

Je m’exécute.

Tout d’abord, je ne perçois rien. Que le bruit des gouttes d’eau qui s’infiltrent dans la roche et viennent s’écraser un peu partout sur le sol du souterrain, où elles éclatent pour libérer le calcaire qui vient grossir les monticules formés au cours des siècles. Et puis, lentement, comme la vue s’habitue aux plus infimes lueurs, mon ouïe perçoit un léger grattement. Un frisson me parcourt l’échine, dû à la proximité d’un mystère qui m’ouvre les portes d’un monde insoupçonné, une dimension sacrée.

« Oui, j’entends ! dis-je avec enthousiasme.

— Ce sont eux ! » murmure Samuel en se penchant sur mon épaule.

La voix amplifiée par l’écho, Bérengère reprend ses explications.

« Le bombyx du grès vert se nourrit de la pierre qui lui donne son nom. Autour de lui, le ver tisse un cocon avec la bave filamenteuse qu’il secrète. La fibre est plus épaisse que celle du ver du mûrier traditionnel, mais les brins de soie sont plus courts, ils ne dépassent que rarement l’hectomètre. Le cocon, lui, comprend une vingtaine de couches. »

Je me colle presque à la pierre pour voir les cocons.

« Ils sont invisibles, dit Samuel.

— Hélas ! ajoute Bérengère. Lorsque vient le moment de récupérer la soie, nous appliquons un procédé secret qui colore la fibre. J’ai quelques photos que je vous montrerai. Vous pourrez aussi assister aux différentes phases du traitement séricicole. »

Nous remontons dans les caves. Je me sens léger, transporté.

De retour dans la salle voûtée, Samuel désigne une lourde plaque de fonte, d’un mètre de côté, posée sur le sol.

« Le puits que nous avons vu en bas débouche ici.

— Nous sommes dans la cuisine de l’ancien prieuré Saint-Martin, précise Bérengère. Le souterrain servait d’entrepôt et parfois de lieu d’isolement pour des moines désireux de se retirer du monde. »

La cave, éclairée par la lumière du jour grâce à des vasistas, est encombrée de cuves, de machines à rouet et d’une palanquée d’outils qui me sont un mystère. Mais notre guide s’empresse de combler mes lacunes.

« Comme je vous l’ai dit tout à l’heure, la soie grège est une soie brute obtenue par le dévidage des cocons. Les opérations sont similaires à celles employées dans la sériciculture classique. Pour récupérer la soie sans que la chrysalide soit endommagée, on procède à l’étouffage : on tue le ver en l’exposant à l’air chaud dans une étuve. Puis on fait sécher le cocon, pour éviter la fermentation. Les cocons sont ensuite trempés dans l’eau chaude où on les bat avec des petits balais auxquels les maîtres brins s’accrochent. »

Pour chaque stade du traitement, Bérengère s’approche du matériel utilisé et nous tend les outils.

« On les réunit par groupe de trois à vingt et on les passe dans une filière qui met la soie sous forme d’écheveaux. »

Elle nous propose ensuite de remonter d’un étage et nous introduit dans une nouvelle salle. Là, je reste coi devant le spectacle qui m’est offert. C’est une caverne d’Ali Baba que j’ai sous les yeux. Des écheveaux sont empilés sur des tables, disposés en pyramides. Le lieu est vaste et paraît pourtant rempli. C’est un ravissement de couleurs irréelles. Aux murs, des carrés de tissu blanc sont tendus.

« Ce sont des tentures que vous cachez là ? » demandé-je à la maîtresse des lieux.

Bérengère hoche la tête.

« Nous avons réuni ici les œuvres de près de quatre-vingts générations de lissiers. Samuel en sera le dernier dépositaire, du moins tant que Dieu lui prêtera vie. »

J’interroge Samuel du regard. Il s’empresse de me rassurer.

« Je connaissais l’existence de ces tapisseries mais je n’ai pas encore eu le loisir de les admirer. »

Incroyable ! Tout cela est tout bonnement incroyable. C’est comme si l’on venait de m’initier aux arcanes de l’alchimie. Le temps n’est donc pas cette chose intangible, cette dimension décrite par les philosophes et les scientifiques. Le temps est une matière, que l’on peut posséder, transformer ou monnayer à volonté. Soudain, je frémis à l’idée de ce qui pourrait se passer si un tel savoir venait à être connu d’individus sans scrupule.

« Mais à quoi tout cela rime-t-il, à la fin ? »

Samuel éclate de rire.

« Vrai ? Tu n’as pas encore compris ? »

Je lui renvoie son regard.

« Les tentures qui sont accrochées à ces murs sont les annales de l’endroit où nous nous trouvons. »

Bérengère s’est assise sur une table, entre deux pyramides orangées. Avec un peu d’imagination, elle semblerait flotter sur un nuage embrasé par le soleil couchant.

« Pour employer un vocabulaire plus moderne, continue-t-elle, chacune de ces tapisseries constitue une banque de données mémorielles sur l’histoire locale. Les maîtres tapissiers qui se sont succédés ont œuvré afin de compléter ou préciser le travail de leurs prédécesseurs. Un jour, lorsque la science et la raison seront capables de comprendre et d’accepter toutes ces choses, alors l’humanité aura accès à ces richesses. La maison Saint-Martin n’est pas la seule dans son genre. Il en existe de nombreuses de par le monde, sur les cinq continents. Certaines plus anciennes, d’autres récemment initiées. Toutes sont les gardiennes d’une tradition immémoriale. »

Elle relève légèrement le menton, d’un air interrogateur.

« Je comprends bien en quoi Samuel peut vous être utile, mais qu’en est-il de moi ? »

Bérengère se lève. D’un geste gracieux, elle rejette sa natte dans son dos.

« Nous avons besoin d’un chroniqueur, Jonas. Il y a ici plus de mille tentures : les plus anciennes sont roulées et conservées dans des containers. Cette richesse est difficilement accessible. Il faut quelqu’un pour l’inventorier, l’indexer, la classifier, ce qui n’a jamais été fait. Vous faciliterez le travail des lissiers, de Samuel en l’occurrence. C’est une tâche immense, un travail de bénédictin.

— Qui vous dit que je consentirai à me charger d’un tel poids ? »

Un silence.

« Moi, dit enfin Samuel. Si tu es là aujourd’hui, dans ce sanctuaire, c’est que je t’ai choisi pour m’épauler. À qui d’autre que toi aurais-je pu le demander ? »

Je lève mes yeux au plafond, tremblant d’émotion.

« En suis-je digne ?

— Je n’en doute pas un seul instant », déclare Bérengère, les yeux suppliant.

Pour elle, son sourire, pour Samuel, pour la mémoire, mais aussi pour moi, pour revivre ce rêve éveillé que j’ai fait dans l’atelier de la place Saint-Michel, je décide d’accepter cette charge.

« Qu’il en soit ainsi ! »

Samuel m’étreint.

« Tu verras, tu n’auras pas à le regretter. »

J’en suis certain.

FIN

© Jonas Lenn. Reproduit avec l’aimable autorisation de l’auteur.

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