AU SUJET DE LA TAPISSERIE D’AUBUSSON

Deuxième texte tiré du numéro 1 d’ENTRE LES EPINES, la redécouverte d’un texte d’Antoine Jorrand (Nous aurons l’occasion d’en reparler longuement) que l’on pourrait considérer ce texte comme fondateur de la rénovation de la tapisserie vu sa date de parution. Entre la rupture avec les habitudes en tapisserie de la copie de peinture, avec évidemment la primauté des principes textiles à Aubusson, et la redéfinition de l’utilisation des couleurs, c’est tout ce que Lurçat a imposé des années plus tard que l’on retrouve ici..

J’ai lu avec intérêt dans le «Courrier du Centre » l’article sur les tapisseries d’Aubusson signé Léon Tabard. L’auteur parle avec compétence de leur historique et de leur technique. Que M. Tabard me pardonne cependant de n’être pas tout à fait de son avis en ce qui concerne la technique. Il dit en effet que les ressources de la tapisserie sont les mêmes que celles de la peinture : la tapisserie, dit-il est une peinture textile. Or, il importe que ces deux arts ne se confondent pas, ils ont en effet chacun un but et une technique différents.

Dire d’une tapisserie : « c’est un tableau » ce n’est pas un compliment, c’est une critique. Une tapisserie doit être une tapisserie, non un tableau.
La peinture est un art. La tapisserie en est un autre.
La peinture est la représentation d’une chose ; la tapisserie est une chose elle-même.
La peinture cherche à reproduire la nature dans sa vérité embellie.
La tapisserie n’a pas à chercher la vérité, elle vit de fantaisie et d’harmonie.
Nous en avons la preuve dans ces belles tapisseries de la Dame à la Licorne dont parle M. Tabard. Les personnages ne sont pas dans la nature ; ils sont sur un fond rouge et bleu, semé de fleurs et d’animaux, ce qui est nullement conforme à la nature. C’est une vraie tapisserie, et c’est ce qui fait sa qualité ; c’est-à-dire une tenture décorative en harmonie avec l’ensemble.

Enfin la technique de ces deux arts est totalement différente.

La peinture employant des couleurs liquides les mélange intimement pour obtenir le modelé. La tapisserie modèle par hachures ; ce n’est plus un mélange intime, c’est une juxtaposition. La tapisserie par des hachures combinées, obtient le relief des objets.

Si, en peinture, vous mélangez du blanc et du noir, vous obtenez du blanc au noir une infinité de gris qu’on ne peut ni compter ni séparer. Combien y a-t-il de gris entre le blanc et le noir ? C’est impossible à dire.

En tapisserie on est bien obligé de limiter le nombre de fils ; ils se pénétreront mais ne se mélangeront pas. L’intimité ne sera plus la même. De plus, en peinture, il y a des techniques différentes dans la même œuvre. On ne peint pas un rocher comme un nuage, ni de l’eau comme un objet solide, ni une tête d’enfant comme une tête de vieillard. Il y a des frottés et des épaisseurs, des glacis transparents, des parties massives, des parties maigres, d’autres grasses. Dans Rembrandt, par exemple, certains visages sont en relief ; peints en pleine pâte, tandis que les fonds sont des frottés transparents qui laissent deviner les objets dans l’ombre. Peut-on obtenir cela en tapisserie, évidemment non. Il y a toute une cuisine picturale dont le tapissier n’a pas à tenir compte. Et si sa technique est plus simple, il peut en tirer des effets décoratifs par sa simplicité même nettement accusée.

Dans la « Dame à la Licorne », il y a une robe de brocart d’un relief et d’une somptuosité admirables ; et qui est tissée avec quatre tons. Quel enseignement. Je ne crois pas qu’on puisse faire aussi riche avec des moyens plus compliqués et on n’obtiendrait pas un effet aussi heureux avec un plus grand nombre de nuances. La quantité de couleurs nuit souvent à l’harmonie, et il ne faut pas la confondre avec la qualité.Si les tapisseries du XVe et du XVIe siècles sont les plus belles de toutes, c’est qu’elles ont respecté la simplicité franche de la technique employant un petit nombre de couleurs puissantes et harmonieuses. Tandis que celles du XVIIIe et surtout du XIXe siècles en voulant imiter la peinture sont tombées dans la fadeur et la confusion. Ce ne sont pas des peintures et ce ne sont plus des tapisseries. Le modelé des chairs avec beaucoup de nuances produit souvent des tumeurs et des erreurs anatomiques que celles du XVe siècle ont évitées en employant 2 ou 3 nuances seulement. Les plus belles tapisseries que je connais, sont celles de la couronne d’Espagne, datant de Charles Quint ; il y a un grand nombre de visages très beaux, tissés avec deux couleurs ! Les tapisseries de Reims, qui ont été restaurées aux Gobelins, comprennent 9 couleurs seulement. M. Guiffrey qui les faisait restaurer en admirait la splendeur avec la franchise d’exécution.

Ce n’est pas la faute des tapissiers s’ils ont perdu peu à peu cette technique primitive. C’est la faute des peintres qui n’ont pas voulu soumettre leurs modèles à cette technique, ce dont se plaignait devant moi le directeur des Gobelins. Les écoles d’art décoratifs devraient la leur apprendre : il y a tout à faire.

Enfin, il serait à désirer que la tapisserie joue dans l’art moderne comme les autres arts et qu’elle ne reste pas toujours figée dans les modèles du XVIIe et XVIIIe siècles.

Les événements ont marqué depuis. Le gouvernement multiplie à grand frais les écoles d’arts décoratifs ; ce n’est pas pour copier toujours ; mais pour créer. Chaque époque doit apporter sa pierre à l’édifice.

Ce n’était pas la peine d’abolir la monarchie pour vivre toujours sous sa domination artistique. Notre époque serait elle frappée d’impuissance ? Louis XVI se vengerait-il de la République qui lui a coupé le cou en lui imposant son style à perpétuité. Il y a tout à faire dans cette voie. Je m’excuse auprès de M. Tabard de m’être permis d’intervenir dans une question où il est plus compétent que moi, mais qui ne m’en intéresse pas moins très vivement, comme artiste, et comme aubussonnais.

Antoine Jorrand

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