Evaluer des compétences numériques ou en acquérir ?

Il y a quelques jours Loïc Gervais, médiateur numérique et consultant formateur inclusion numérique, auteur du blog http://mediateurnumerique.org/, m’a demandé mon avis sur un de ses derniers articles : “Evaluer les compétences numériques“. C’est un sujet que j’ai souvent abordé ici ou et son article ne pouvait me laisser indifférent (même si j’ai mis des plombes à y répondre). Son travail se base sur le cadre européen des compétences numériques (DigComp) et il a réalisé une infographie très parlante sur le sujet :

Je vais orienter ma réponse : Dans mon cadre d’emploi, la formation, il ne suffit pas d’évaluer, on resterait sur un état de fait. Ce qui nous intéresse, ce n’est pas le présent, c’est le devenir : Comment j’influe sur le développement des compétences d’un apprenant ?

En formation initiale, on a le temps de voir évoluer les élèves, de remédier régulièrement au manque de compétences parce qu’on travaille sur du long terme.

Ce qui prime en formation d’adultes, c’est l’urgence. Le manque de compétences a un impact immédiat sur la vie quotidienne, d’autant plus quand les choix de société, comme le plan Action publique 2022, stigmatisent les plus éloignés de compétences liées à de nouveaux modes de communication.

Les référentiels sont donc utiles, essentiels, pour prendre conscience de ce que l’on devrait savoir ou savoir faire et pour aider à réaliser des statistiques de compétences de la population (vous savez ces fameux environ 15 % de la population en situation d’illectronisme, chiffre qui ne change pas depuis qu’on a utilisé le mot pour la première fois il y a 22 ans) mais ce sont aussi des pièges.

En effet, en formation, quand on veut répondre à l’urgence, ce que l’on a a construire, ce sont des marges de progression individuelle face à des situations d’illectronisme.

Oh, c’est bon hein, je fais des ateliers de médiation numérique pour ça !

Mmh, la plupart des ateliers dont j’ai connaissance (et que je pratique moi-même parfois sur commande) sont des situations collectives où l’on accueille tout le monde presque indistinctement ou sur critères pré-définis. Il n’y a pas de rencontre préalable, pas de mesure des acquis antérieurs hormis du déclaratif pendant la prise de contact et donc une difficulté immédiate pour mesurer les acquis en cours d’atelier.

Pourtant, l’important pour savoir si l’on a un rôle réel, ce n’est pas juste faire un super cours ou atelier basé sur le référentiel de compétences, c’est d’abord savoir d’où l’on part avec chacun. Oui, le travail d’évaluation devient un peu plus lourd, il réclame de l’anticipation parce que chaque apprenant a un niveau, le fameux :”Moi, j’y connais rien en numérique, je me sers juste de mon téléphone pour Facebook” ou celui qui est sur le cours ou l’atelier alors qu’il maîtrise ce domaine.

Si on veut bien faire, cette anticipation devrait se faire dans tous les champs du référentiel de Compétences Numériques. Oui, les 21 compétences du DigComp … Vous avez une semaine ? avec chacun ? On est bien d’accord que non et pourtant nous aurions un lecture fiable des acquis antérieurs et de ces marges de progression.

C’est un peu ce qui va se passer dans le temps avec la généralisation du PIX dans les Collèges et Lycées. A la sortie, nous aurons une lecture fiable du socle commun de compétences numériques et des problématiques individuelles face à cela, et dans le temps, la possibilité de remédier aux problématiques individuelles mais, pour l’instant, avec des adultes qui arrivent en formation, on utilise quoi ?

C’est au pied du mur qu’on voit le maçon

L’Etat, des privés, des associations, n’arrêtent pas de proposer des solutions pour aider à ce que chacun puisse mesure ses capacités : ABC Diag ? Les évaluations TOSA ? Le diagnostic des Bons Clics ? et … STOOOP ! Donc la solution pour régler des problèmes de compétences liées au numérique serait d’abord de mettre les apprenants face à leurs problèmes sur des plateformes en ligne ? C’est pas un peu la même méthode qu’on utilisait dans les années 70 pour que les bébés apprennent à nager : les jeter à l’eau ?

A la fois violent et contre-productif puisqu’on prend le risque d’un refus, voire d’un rejet. D’autant plus violent que le bébé ne comprend pas pourquoi il aurait besoin de savoir nager : Certains de mes apprenants n’ont ni ordinateur, ni internet, ni smartphone. Ce n’est pas juste parce qu’ils n’ont pas les moyens (même si c’est le cas d’une grande partie) : Ils s’en passent parce que ces choses sont d’un autre univers. Ils n’ont pas d’intérêt à s’en servir.

C’est la société qui a besoin que je sache, pas moi …

Vous connaissez l’histoire du décrocheur scolaire qui a réussi ? Lequel ? N’importe, on a tous un exemple. Juste parce qu’il a trouvé un sens, un contexte, une utilité, qu’il a pris conscience de l’intérêt de quelque chose. Pourtant, aucun référentiel n’éveillera la moindre utilité au numérique quand on a 27 mètres de mur en pierres sèches à monter ou 4 kilomètres de chemin à débroussailler.

Le référentiel est un socle commun, une liste des “commerces essentiels“, un choix global, et l’on sait la difficulté de “faire commun” aujourd’hui face à des stratégies de survie de plus en plus courante. Aller chercher les plus en difficulté face au Numérique, c’est aussi redonner du sens aux communs et il y a peu de chance que cela passe par une plateforme dépersonnalisée en ligne.

Aaaah ! Des humains !!!

Oui ben désolé, l’illectronisme, c’est un problème humain, pas un problème technique et quand on veut établir une relation de confiance, rassurer et construire ensemble, le facteur humain, c’est le truc avec lequel on a le plus d’expérience. Avez-vous déjà expérimenté l’effet positif d’un gros mot lâché au milieu d’un cours, pour râler contre une connexion pourrie ou le site en maintenance pile le jour ou il faut pas ? Après excuse évidemment, on lit dans les yeux des “Ah ben, il est comme nous, lui“. J’en ai pris conscience il y a peu sur un cours sur la recherche web parce qu’un apprenant un peu sans filtre m’a sorti : “Vous êtes bien creusois comme nous, vous.” C’est caricatural mais c’est mon quotidien de formateur : Faire commun, c’est créer des liens, poser des ponts, trouver des points d’accroche. Évident ? Une plateforme en ligne ne fait pas ça et un jeune conseiller numérique aura du mal, sans accompagnement de proximité, à faire preuve de cette pédagogie bienveillante qui gagne à avoir de l’expérience.

Car se construire une culture numérique aujourd’hui, c’est construire une culture commune et prendre le risque de la dépersonnaliser, de lui ôter de son sens, c’est prendre le risque de communs déconnectés du réel, sans capacité de capitalisation pour les générations futures.

On avait dit “Positionnement”, non ?

Oui, la “lecture fiable des acquis antérieurs”, c’est un positionnement de niveau, d’acquis, de compétences préalables. Et ça démarre de loin : J’ai des apprenants pour qui la place des lettres sur le clavier est un problème, pour qui l’orthographe des mots est un problème. J’en suis même à travailler sur quels usages et outils du numérique pour quel niveau d’illettrisme et j’ai des anciennes stagiaires, collègues aujourd’hui, qui font des ateliers messagerie internet en activité déconnectée, avec du papier pour donner du sens et développer leurs capacités d’inclusion.

Avant de réaliser un atelier, nous avons donc à choisir ou à créer un outil qui fera la mesure des compétences préalables et des freins potentiels à lever avant, même si cet outil est en constante amélioration parce qu’on aura oublié des choses.

Cet “Aujourd’hui je sais “, ce sont les fondations de nos cours. Sans cette vérification, la maison peut s’effondrer à tout moment sur le mode : “Mais votre truc-là, ça me sert à quoi à moi ?”.

Bon ? On avance ?

Maintenant que l’on sait sur quoi on construit, on doit se fixer un objectif.

L’outil qui pourrait répondre, c’est un parcours individualisé, juste parce que chaque adulte est différent dans son vécu mais aussi parce que chacun a des besoins différents. Je sais bien qu’on a des tailles de vêtements standardisées et que ça marche plutôt bien dans ce cas, la standardisation, mais elle est sans arrêt remise en question et on se rend compte rapidement que c’est un peu le bazar. En fait, ça marche parce qu’on fait avec, on s’adapte. Un référentiel global, c’est pareil : on adapte nos ateliers, nos cours au référentiel, pas aux besoins individuels des apprenants… et on se demande pourquoi les chiffres ne baissent pas. Pix, cité par Loïc, c’est un bel outil, essentiel, mais il va tous nous faire entrer dans une taille 38 et ce n’est pas forcément ce que l’on imagine d’une société émancipée face aux usages du numérique.

L’évaluation, il faut l’imaginer à tiroir et en continue : J’évalue le niveau préalable de l’apprenant, puis j’évalue ses besoins, puis j’évalue les objectifs à atteindre (Ils sont parfois différents des besoins, rappelez-vous les objectifs sociaux), puis je fixe le travail à accomplir pour les atteindre, puis j’évalue les évolutions en compétences et je remédie encore et encore… et grâce à cette marche montée, je recommence.

Si vous vous contentez d’un outil où il y aura des cases à cocher, quelques activités et des quiz d’évaluation, ben on est pas rendu. C’est dans les usages que l’on voit si l’on a réussi à faire monter en compétences, dans l’investissement des gens sur le réseau et j’ai peur qu’aujourd’hui, on forme de plus en plus de spectateurs du réseau, qui scrollent à l’infini sur les réseaux, alors qu’on aura besoin de créateurs pour inventer le nouveau monde qui s’ouvre à nous.

 

Comme sur mes autres articles, les liens, en orange, envoient vers des articles et des sites références et ressources soit par leur contenu, soit par leur auteur. Merci à eux pour le partage en ligne.

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