L’inclusion numérique : des problèmes sans solutions ?

À l’heure où la plupart des démarches se font en ligne, l’incapacité à utiliser le matériel informatique pour réaliser des actes de la vie courante peut entraîner isolement, perte d’autonomie ou renoncement à faire valoir ses droits. C’est en 1999 qu’un mot se dessine pour qualifier cet état de fait : l’illectronisme, contraction entre illettrisme et électronique, apparaît dans un discours du Premier ministre Lionel Jospin : il appelait l’État à se mobiliser afin d’éviter que se creuse un fossé numérique. Ce mot s’est depuis répandu pour qualifier ces difficultés avec les usages du numérique social et l’on lit régulièrement des chiffres autour de 13 millions de français touchés.

Cet illectronisme, avec l’idée d’une administration toute numérique, pose un véritable problème de société. Diverses solutions sont mises en place : formations, Conseillers Numériques, Aidants numériques, etc.

Un problème sans solution ?

Pourtant, en plus de 20 ans, les chiffres n’ont pratiquement pas varié. Doit-on en déduire que les efforts faits ne fonctionnent pas ? Evidemment non, pour de nombreuses personnes, une aide, un conseil, une formation a facilité la vie.

Il y a pourtant une donnée que l’on ne prend pas en compte : L’ensemble de la population est-elle capable d’utiliser un outil numérique pour réaliser une tâche précise ? C’est bête, hein, mais avant de décider d’un modèle global de société tel que le “Tout Numérique”, il aurait été intéressant de vérifier que chaque citoyen était en capacité de faire partie de ce “nouveau commun”, de cette citoyenneté numérique afin de ne pas se trouver avec un système excluant de fait.

En formation d’adultes, on démarre toujours par un diagnostic, le « positionnement » de l’individu par rapport à son parcours et ses besoins. Lier une histoire de vie à un objectif en sorte. Un peu par déformation professionnelle, beaucoup par expérience, je trouve que c’est un peu facile de mettre toutes les personnes touchées par “l’illectronisme” dans un grand sac sans distinction, d’autant que s’il y a un illectronisme, il n’y a pas d’illectronné … d’illectré ?… D’illectroniste ? Vous avez compris : une maladie mais pas de malade.

Dans le cas de la médiation numérique actuelle, j’ai souvent l’impression qu’on envoie des médecins spécialistes du paludisme soigner des personnes atteintes de grippe aviaire, parce que la grippe aviaire, c’est une catastrophe sociale et qu’il faut absolument faire quelque chose : Vous avez l’image ? 

De temps en temps, ça marche. Parce que le médecin est bon, qu’il s’interroge, qu’il adapte, rectifie. La plupart du temps, rien ne change. Les chiffres de l’illectronisme sont les mêmes depuis des lustres. Alors oui, les instances disent qu’elles ont envoyé des médecins et qu’elles peuvent pas faire mieux, que ça doit être un peu la faute des malades quand même, ou des médecins qui sont pas bons…

Diagnostiquer.

Que ce soit en médecine ou en formation, on ne règle pas un problème avant de savoir de quoi on parle, et, dans le cas de l’Inclusion et de la Médiation Numérique, je n’ai pas l’impression que le diagnostic ait été posé. Pour preuve, citez moi une seule typologie des problématiques, liées au numérique, rencontrées par les concernés.

Ah mince ! On a pas posé de diagnostic !

Allez, je me lance :

Mon public en Habilitation de Service Public Nouvelle-Aquitaine sur la Creuse : des demandeurs d’emploi (autour de 7% de la population) en difficulté avec les usages du numérique, de toutes sortes, personnelles, professionnelles, me permet d’établir cette amorce de typologie. Si vous jouez le jeu, comme Loïc Gervais l’a tenté avec sa série des “exclus du Numérique“, on peut arriver à quelque chose de précis collectivement, sinon on aura posé des bases de réflexion en espérant qu’un organisme quelconque s’en empare.

TYPOLOGIE DES DIFFICULTÉS AVEC LE NUMÉRIQUE

1. Les “J’ai pas d’argent pour ça”

Vu depuis les sphères électives, la problématique financière est souvent un faux problème. Sur le terrain, c’est une autre histoire. En France, prés de 9 millions de personnes, soit autour de 14 % de la population,  vivent sous le seuil de pauvreté monétaire. Vivre dans la précarité, c’est faire des choix, sans arrêt : de manger des pâtes à refuser des études à l’enfant qui réussit parce qu’on ne peut pas payer un appartement en ville (Dégagez les trolls « Y’a des alloc pour ça », mes exemples sont tirés de cas réels, ceux qui veulent des noms me laissent un message).

Un ordinateur, une tablette, un smartphone, c’est un coût. Pour chaque membre de la famille, cela le multiplie. Le coût d’une connexion internet, cela revient tous les mois. En France en 2021, il y a toujours 7% de ménages sans connexion internet.

2. Les “Ça m’intéresse pas ce truc”

2 A. les « assistés »

Dans notre société, un certain nombre de personnes sont portés par d’autres dans de nombreux actes personnels ou professionnels.

Thierry, un de mes stagiaires est arrivé au premier rendez-vous en annonçant :  « Moi, j’ai jamais approché ces machines, c’est ma secrétaire qui faisait ces trucs-là… » sauf que les temps changent, la boite a coulé, la secrétaire est loin et Thierry est face à ce manque de compétences : Reste une seule façon de se donner de l’importance : « J’avais des gens sous mes ordres pour faire »

Je peux classer dans cette catégorie un certain nombre de veufs : «C’est ma femme qui s’occupait de tout » est une phrase qu’on entend assez régulièrement en milieu rural.

2 B. Les personnes pour qui ça n’a pas de sens

Mon père a 87 ans. Il a une compréhension parcellaire d’internet genre « on peut tout demander à ton truc, c’est pratique » mais c’est mon truc. Ses usages sont uniquement à travers moi et il n’a pas d’utilité réelle. Même si un certain nombre de personnes âgées s’éclatent sur facebook ou suivent l’évolution des petits enfants via diverses applications, la part d’usagers de plus de 85 ans (6% de la population) est plutôt faible.

2 C. Les invisibles

On a inventé un terme intéressant pour ceux qui disparaissent des radars sociaux : pas d’inscription sur les listes électorales, pas d’inscription à Pôle emploi, des interactions très limitées. Les usages de ces Invisibles sont très complexes à suivre, leur nombre complexe à calculer. Les représentations autour de ce phénomène sont elles-mêmes complexes ( Voir “La construction institutionnelle de l’invisibilité sociale” sur l’ONPES) mais si l’on en juge par exemple le nombre d’aides sociales qui ne sont pas attribuées, tous les chiffres donnés pourraient être sous-évaluées. Cette catégorie est par essence la quadrature du cercle pour l’inclusion numérique : Comment aider quelqu’un qui ne demande pas d’aides ?

3. Les « J’y comprend rien »

3 A. Les personnes en situation d’illettrisme 

Cela représente 7% de la population adulte âgée de 18 à 65 ans, soit 2,5 millions de personnes (Chiffres ANLCI) et on comprend bien que si la signification des mots pose problème, cela impacte sur la capacité à utiliser un ordinateur. Il m’arrive d’avoir des apprenants pour qui retrouver des lettres au clavier est le premier des freins.

3 B. Les personnes souffrants de maladies neurodégénératives

Le déclin progressif des fonctions cognitives a un impact évident sur la capacité à utiliser un ordinateur. Si je dis Alzheimer, beaucoup vont se cacher derrière l’idée d’un problème mineur. C’est pourtant plus d’un million de malades (Sources Fondation Recherche Alzheimer) et donc loin d’être mineur.

3 C. Les personnes âgées

La France compte 5,8 millions de personnes âgées de plus de 80 ans, presque 6% de la population. Sans parler de maladies, le cerveau a du mal à effectuer des tâches complexes, mobilisant concentration et gestuelle. L’usage d’outils informatiques pour des applications ludiques, de mémoire, a fait l’objet de nombreuses expériences en Maisons de Retraite. (Nous l’avons tenté avec succès sur la Formation Action Capacitante) mais la capacité à exercer sa citoyenneté par le numérique est souvent amoindrie, ne serait-ce que par la baisse de mobilité pour aller vers des structures adaptées.

3D. Les Digital Natives

Quoi ? c’est pas un groupe de rock, ça ? Alors non, (Si ?) Le concept de digital natives (“natifs du numérique” en français) est apparu pour la première fois en 2001 dans l’article « Digital natives, Digital immigrants » de Marc Prensky, chercheur américain spécialiste des questions d’éducation à l’heure du numérique. Il définissait alors les digital natives comme les individus nés après 1980, avec le langage numérique (ordinateurs, jeux vidéo, internet) et pour qui ce serait une habileté naturelle. Mais, même si faire des TikTok, Instagrammer, scroller, swipper, peuvent apporter quelques facilités avec les outils, ces usages sont rarement liées à cette citoyenneté numérique qui pose la question de l’inclusion numérique sociale. Elle aurait même tendance à faire l’inverse : enfermer dans ces fameuses bulles de filtre liées aux algorithmes propres aux réseaux sociaux.

Une fameuse étude publiée par le Georgia Institute of Technology et l’Union Internationale des Télécommunications , en 2013,  prétendait que plus un pays avait de Digital Natives, plus il était prêt à tirer des bénéfices du développement de l’Internet et des nouvelles technologies. Cette étude plaçait la France en 26e Position des pays.

4. Les faux hyper connectés

La phrase gimmick de ces personnes, c’est « ça marche encore pas, j’ai pourtant fait exactement comme c’est dit ». Un ordinateur fixe, deux smartphones, une tablette, ultra équipés pour ne pas passer à côté du train de la modernité mais Bill Gates et Steve Jobs ont tout fait pour les embêter, eux et spécifiquement eux : leur connaissance est sans limite mais la machine fait jamais ce qu’ils veulent. Leurs mots de passe changent tous seuls, les fichiers disparaissent. Bref l’informatique est un complot mondial et la machine a une vie propre. Jamais ils ne reconnaîtront une erreur de manipulation, avoir mélangé mot de passe et code PIN et, comme c’est à la mode, ils auront tenté de démonter leur smartphone “pour voir si ils peuvent le réparer au cas où “. Il arrive même que “ils étaient là au début et ils ont fait des tableaux sur DBase II, alors l’informatique ...”.

 

Oui, c’est complexe de former quelqu’un qui pense ne pas avoir besoin de formation mais, quand c’est la société qui change de moyen de créer du lien, de faire valoir ses droits, de créer des communs, d’exercer sa citoyenneté, la prise de conscience sera la première phase et comme elle n’est pas faite partout (Demandez à mon père s’il s’est rendu compte que 30% de ces courriers papier de la semaine sont pour lui annoncer que, par souci écologique, ces factures, revues, etc, passent en dématérialisées. Sa réponse ? “Oh ben ils vont bien être obligés d’envoyer comme avant sinon on saura comment ?”), le basculement ne se fera pas sans difficultés.

Reste à reprendre une par une ces problématiques, écouter les concernés et chercher à apporter des solutions pérennes (Non, par exemple, les Conseillers Numérique France Service, financés pour 2 ans, ce n’est pas une solution pérenne . En, tout cas, pas encore…) pour qu’enfin, les chiffres changent.

Et de votre côté, des items à ajouter à cette typologie ?

 


Source de l’illustration : Part de la population âgée de 18 ans et plus. Source : We Tech Care / Emmaüs Connect

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1 réponse

  1. Loic Gervais dit :

    Souvent , je me dis que je ne suis pas allé loin dans le concept et que je devrai le décliner encore plus. J’ai préparé des canevas d’une vingtaine de situations dans ce sens. Il me reste à trouver le courage pour raconter les histoires qui y sont liées. Merci pour Sabrina.

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